Les femmes et le vin

Les femmes et le vin

Entretien avec Ségolène Lefèvre, auteur de Les Femmes & L’Amour du Vin (Féret, 2009)

Historienne du goût, épicurienne, oenophile, blogueuse (Boire et Manger, quelle histoire !), Ségolène Lefèvre a signé aux éditions Féret Les Femmes & L’Amour du Vin. Un récit qui sort de l’ombre celles qui, depuis 3 000 ans, ont porté, servi, ritualisé, bu ou fait le vin. On y croise les sommelières de Babylone, des ménades grecques, des paysannes, aristocrates ou moniales d’hier ainsi que les portraits de celles qui font vivre aujourd’hui le vin en France. Avec en toile de fond la lente montée en puissance des femmes dans l’univers du vin.

Pourquoi l’idée de ce livre ?

Parce que je suis une femme, que je suis historienne et que j’aime le vin ! J’ai longtemps travaillé sur les manières de boire dans les sociétés anciennes du Moyen-Orient, sur le culte de Dionysos aussi. Le sujet m’a donc toujours intéressée et je trouvais que le thème des femmes et du vin méritait un autre traitement que celui que lui réserve la presse féminine.

Dans votre récit on fait connaissance avec les premières sommelières, il y a 3 000 ans, à Babylone. Certaines divinités tutélaires du vin étaient d’ailleurs des figures féminines.

Il y a un lien. Il est curieux de constater que les divinités féminines du vin étaient célébrées dans des pays qui n’étaient pas eux-mêmes producteurs de vin. A Babylone, c’est la déesse Siduri Sabitou (« celle qui verse à boire ») qui initie Gilgamesh à la dégustation du vin. Mais la société babylonienne était différente, ouverte, la femme n’y était pas recluse comme elle le sera plus tard ailleurs. Elles participent aux libations, la reine consomme librement du vin comme l’attestent les livres de compte. L’ivresse, même féminine, n’est pas taboue et la société la perçoit comme une respiration nécessaire.

Dans l’Antiquité, la consommation du vin par les femmes était diversement perçue : admise à Babylone ou en Egypte, beaucoup moins en Grèce ou dans la Rome Républicaine. Est-ce que ce rapport des femmes au vin ne reflète pas la place que les sociétés accordent aux femmes ?

Oui, il suffit de prendre l’exemple d’Athènes. Rappelons que les femmes n’y avaient pas le statut de citoyennes. Tout ce qui a trait au vin est une affaire d’hommes, le rôle de la femme consiste à le distribuer, en principe sans y toucher. Aspasie, la compagne de Périclès, fait scandale par sa seule présence à un banquet. Les femmes sont exclues des symposiums, à l’exception des prostituées. La consommation se fait à l’abri des regards masculins : les femmes se réunissent et boivent presque clandestinement. Aristophane le décrit très bien.

Le passé a véhiculé beaucoup d’a priori, d’amalgames, en associant la buveuse à la débauchée et en donnant de la femme l’image d’un être immature, soumise à ses passions, incapable de tempérance.

Dans les maisons de vin en Mésopotamie et à Babylone, le rôle de cabaretières semble avoir été réservé aux femmes. Ailleurs des serveuses assuraient le service des boissons mais elles offraient aussi bien d’autres services. Les lieux de boisson étaient aussi des lieux de plaisir, et on a parfois associé la buveuse à la prostituée, le vin à la débauche, ce qui n’était pas le cas à Babylone où le statut de cabaretière était plutôt valorisé. Il ne faut pas oublier que le regard exprimé sur les femmes était exclusivement masculin et a longtemps véhiculé autant de craintes que de phantasmes. Ce discours a perduré très longtemps et dans les années 1950 en France, le discours médical déconseillait encore aux femmes de boire du vin car elles étaient jugées pas « raisonnables ».

Vous associez aussi le vin et le plaisir. Vous parlez « de cette alchimie que le vin provoque dans le corps et qui inquiète le sexe fort ». Est-ce que la religion chrétienne, en condamnant le plaisir féminin, n’a pas aussi rendu suspecte la consommation du vin par les femmes ?

Si, certainement. Pas au début du christianisme car les femmes jouaient un rôle important dans le culte mais elles en ont été petit à petit écartées. Il y a une image très symbolique, celle d’une femme coupe à la main chevauchant une bête, symbole de débauche et de damnation. L’important était de les garder buveuses d’eau et tempérantes ! N’oublions pas que la plupart des écrits étaient le fait des moines, qui n’étaient pas les meilleurs spécialistes de la question ! La femme reste un sujet de méfiance, d’incompréhension, de mystère avec, par exemple, toute une pensée magique autour de la procréation.

A côté du discours officiel, il y a la réalité des pratiques populaires. Vous dépeignez les manières de boire des femmes dans la France du Moyen Age jusqu’au XIX ème siècle : on y lit plutôt une consommation assez libre, pas fondamentalement différente de celle des hommes.

La consommation s’est largement démocratisée au Moyen Age au fur et à mesure de l’extension des vignobles qui couvraient une superficie bien plus vaste qu’aujourd’hui. Le vin est entré dans le régime alimentaire de base comme boisson nutritive et hygiénique, servant notamment à couper l’eau et à l’assainir. Dans les campagnes, les femmes boivent comme les hommes. Dans les villes, le vin coule à flot lors des nombreuses fêtes qui jalonnent le calendrier et qui servent d’exutoire, c’est le vin de l’oubli, celui du plaisir immédiat. Les femmes y participent, certaines buvant le vin pur, privilège de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, y compris au petit déjeuner. Un texte comme « L’Histoire des Trois Dames de Paris » (XIV ème siècle) montre que les femmes se réunissaient, buvaient, comparaient les mérites de tels ou tels crus.

Ce qui est nouveau, c’est l’arrivée des femmes dans le monde de la production. Il a fallu attendre les années 1970 pour que ça change mais il y a eu des pionnières, dont ces moniales qui restent des figures très méconnues.

Dans les monastères de moniales vivant en autarcie, on cultivait la vigne. Le vin était nécessaire à l’exercice du culte et entrait dans le régime alimentaire des moines comme dans celui des moniales. Ces sœurs pouvaient travailler la vigne, s’occuper de la taille ou des vendanges mais elles ne vinifiaient pas ; la tâche était confiée à des salariés. Elles s‘occupaient par contre de la commercialisation et des moniales ont pu jouer un rôle important dans la réputation de certains vins, celles de Château-Chalon ou de l’Abbaye de Tart par exemple, sans oublier les sœurs Hospitalières des Hospices de Beaune.

Il y a aussi l’exception champenoise. Aux XIX ème et XX ème siècles, des femmes – les Clicquot, Pommery, Henriot, Perrier ou Bollinger – prennent avec succès la tête des entreprises familiales à la mort de leur mari.

Il y a plusieurs cas de figure. Dans les petits domaines, les femmes épaulaient bien souvent leur mari et pouvaient reprendre l’affaire à leur décès. Dans des maisons de négoce plus importantes comme Clicquot ou Pommery, ces femmes avaient tout à prouver dans un monde exclusivement masculin. Ce qu’elles ont su faire grâce à des caractères bien trempés, à un entourage bien choisi et à des intuitions géniales : Louise Pommery crée le premier « brut », Mme Clicquot imagine la première table de remuage. Le champagne était déjà au XIX ème siècle un vin très réputé avec un imaginaire associé à la fête et au plaisir. Les femmes en étaient
particulièrement friandes, et cette identification a pu leur faciliter la tâche. Et puis, il y a probablement l’exemple de la première, la Veuve Clicquot, qui a peut-être suscité des vocations ou en tout cas prouvé qu’une femme était capable de diriger efficacement une maison.

Depuis 20 ans, la situation a vraiment changé, et les femmes ont investi rapidement tous les secteurs de la profession, y compris la sommellerie réputée bastion macho.

Les femmes ne font que rattraper le temps perdu. Dans les domaines viticoles, elles prennent une place qu’elles occupaient avant mais dans l’ombre de leur mari. Elles sont devenues autonomes et ne sont plus confinées à l’accueil. A l’inverse, les hommes acceptent que les femmes soient en première ligne et eux relégués à l’accueil !

La sommellerie est restée un monde fermé plus longtemps mais les choses évoluent. Ça ne venait pas que du métier : jusqu’à récemment, pour certains hommes, se faire conseiller par une femme était simplement inconcevable. Les jeunes sommelières ne sont pas encore très nombreuses mais elles n’ont plus de difficultés à s’intégrer et à faire carrière, y compris dans les restaurants étoilés. Le métier s’est ouvert, le regard des clients a changé, d’autant que la clientèle s’est féminisée, ce qui, évidemment, contribue aussi beaucoup à faire évoluer les mentalités.

Est-ce qu’il y a un apport spécifiquement féminin au monde du vin aujourd’hui ?

Sans doute une plus grande simplicité dans l’approche du vin. Elles apportent aussi un œil neuf, sans le poids de la tradition, et sont peut-être plus audacieuses, plus libres d’innover. On les voit aussi très actives, n’hésitant plus à monter au créneau notamment à travers les associations de vigneronnes. Elles apportent aussi une forme de sensibilité, quelque chose de féminin dans le rapport à la terre, de soigné, de sensible, de responsable.

Est-ce les femmes n’ont pas un rôle à jouer pour renouveler l’image du vin en France qui en a bien besoin ?

Il y a un courant scandaleux en France qui consiste à diaboliser le vin, à le lier aux maladies, aux comportements excessifs, à l’alcoolisme. Le fait que des femmes, que l’on associe plutôt à la vie, à la procréation, produisent du vin peut effectivement faire évoluer son image, en tout cas participer à déculpabiliser vis-à-vis du vin.

Vous reprenez l’idée que le palais féminin serait plus subtil que celui des hommes. Vous opposez une sensibilité féminine qui serait plus « sensuelle » à un rapport masculin qui serait stéréotypé, voire « verbeux » pour reprendre un de vos mots.

Ce n’est pas systématique, évidemment. Mais j’ai eu l’occasion d’animer un dîner œnologique où le public était exclusivement masculin. J’avoue que ça a été une expérience assez insupportable (rire) mais très révélatrice. Les femmes vivent dans un monde d’odeurs, elles y sont très sensibles et leur nez a plus de facilité à nommer les arômes tout en restant dans le registre du quotidien, qui parle à tous, sans effet de manche. Il y a, je crois, plus d’authenticité, de spontanéité, de simplicité dans la manière de parler du vin, et moins de buveuses d’étiquettes, et ça j’en suis sûre !

Vous vous agacez du concept de « vin de femmes ». Qu’est ce que cette expression signifie ?

Que l’on est dans le cliché : les femmes aimeraient les vins doux, légers, faciles à boire. Ce qui est navrant c’est que ce sont souvent des femmes qui véhiculent encore cette image éculée. Hommes ou femmes commencent tous par des vins accessibles puis montent en gamme avec l’expérience. Nous sommes égaux devant l’apprentissage.

Et quels sont vos goûts en matière de vins ?

Ceux d’un vieux monsieur anglais, comme me l’a dit un caviste à qui je demandais un xérès bien évolué. Non, plus sérieusement, je suis originaire des bords de Loire et j’ai gardé un faible pour les blancs issus du chenin, secs ou moelleux. J’aime les grands bourgognes, les syrahs du Nord du Rhône, certains bordeaux à maturité mais mes goûts restent très éclectiques. Ma dernière découverte a été un chardonnay de Nouvelle-Zélande, magnifique. Disons que j’aime la matière, la mâche et tous les vins qui ont quelque chose à raconter.

 

Entretien paru dans L’Amateur de Vins et Spiritueux (mars-avril-mai 2011)

Commentaires (2 )

  • Les femmes dégustent avec Les femmes dégustent avec leurs sens et les hommes avec leurs connaissances!
    🙂

  • Les femmes dégustent avec Les femmes dégustent avec leurs sens et les hommes avec leurs connaissances!
    🙂

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