Les fleuves du vin
Un regard sur une carte viticole de la France ou même de l’Europe impose cette évidence : les grandes régions viticoles se situent le long ou tout près des cours d’eau, et en amont d’une ville. Les implantations des vignobles ne doivent rien au hasard et pas grand chose au « potentiel du terroir ». Elles répondent d’abord à des questions pratiques et logistiques que l’on peut résumer ainsi : pas trop loin d’un port ou d’une grande ville, et proche d’une voie de communication navigable. Il y a très peu d’exceptions à cette règle et, quand il y en avait (un peu la Bourgogne, quand ces vins prenaient la direction de Paris) le prix des vins s’en ressentait. Ces rivières et fleuves, partout en Europe, ont donc largement dessiné le vignoble de tous les pays qu’ils traversent. Par bonheur, ils façonnent souvent des sites viticoles de qualité : les vallées creusées offrent des coteaux bien exposées, parfaitement drainés, aux sols maigres car érodés, les vallées plus larges ont pu être tapissées de divers matériaux, sables, graviers ou galets charriés par les fleuves et qui offrent à la vigne des sols au fort potentiel. Ils jouent aussi un rôle de régulateur thermique et savent refléter les rayonnements du soleil pour parfaire la maturité des grappes. Les vignobles du Rhin ou de la Moselle, et la grandeur des rieslings qui y naissent, sont un des exemples les plus aboutis de l’intimité qui lie vins et rivières. Cette vieille complicité à aussi donner naissance à des paysages à couper le souffle : terrasses vertigineuses du Rhône, méandres du Douro, lacets du Rhin pour ne citer que les plus spectaculaires.
Le Rhône
Le Rhône naît en Suisse alémanique. Il jaillit du glacier de la Furka dans le mont Saint-Gothard et, au bout d’un périple de 812 kilomètres, se jette dans la Méditerranée via un immense delta, au sud d’Avignon, entre Montpellier et Marseille.
Entre temps il a traversé la Suisse, irrigué la ville de Lyon et formé la vallée du Rhône française, du nord au sud. Historiquement, la vigne a pris le chemin inverse. Introduite en Provence par les Grecs au VI siècle av. JC, elle a remonté la vallée du Rhône au cours des premiers siècles de notre ère pour se diffuser vers le nord.
Il traverse la Suisse
Le vignoble suisse et les meilleurs vins du pays sont intimement liés au Rhône qui traverse le Valais entre Sierre et le lac Léman. C’est la partie la plus pentue du cours d’eau, qui décline de 1400 mètres en seulement 150 kilomètres. Avec ceux de la Côte-Rôtie, ces vignobles sont parmi les plus spectaculaires et les plus vertigineux de toute la vallée. On assimile la Suisse à un pays froid et les hivers alpins le sont mais les étés valaisans sont chauds voir très chauds et on peut être surpris de trouver ici des plantes méditerranéennes telles le jasmin, le figuier, le grenadier ou l’olivier. Par le jeu des orientations et de l’effet du foehn, la vigne bénéficie aussi d’excellentes conditions de maturation. La syrah, par exemple, est capable d’y exceller, et les vins rouges en général peuvent faire preuve d’une puissance surprenante. Les arrière-saisons clémentes permettent aussi d’élaborer des vins liquoreux, dits « flétris » à partir de cépages comme la petite arvine ou l’amigne. Plus loin, sur la rive nord du lac Léman, le vignoble de Vaud, dont une partie entre Vevey et Lausanne a été classé par l’Unesco, offre des paysages spectaculaires, plongeant vers le lac et noyant les villages dans une mer verte pendant l’été. Le cépage chasselas règne ici sans partage, donnant des vins plutôt légers et peu aromatiques mais dont les meilleurs déploient un étonnant caractère au vieillissement. Le périple suisse du Rhône se termine avec le vignoble genevois, le troisième en taille du pays.
Puis la France
La partie française du vignoble rhodanien débute à une trentaine de kilomètres au sud de Lyon, à partir de la ville de Vienne. Entre Vienne et Valence, dans une section étroite du fleuve, s’étire le vignoble des côtes du Rhône septentrionales, divisé en crus, souvent de petite taille et dont certains jouissent d’une renommée mondiale. Sur les coteaux granitiques parfois très raides de la rive droite s’égrènent les noms fameux de Côte-Rôtie, Condrieu, qui inclut le cru minuscule de Château Grillet, puis Saint Joseph, Cornas et Saint-Péray. Sur la rive gauche, et dans la partie sud de cette section du Rhône, s’étend le vignoble de Crozes-Hermitage avec en son sein la célébrissime colline de l’Hermitage. On est ici dans le royaume de la syrah, unique cépage rouge autorisé, qui produit des vins à la fois aromatiques, intenses et bien structurés. Les rares blancs sont issus du viognier ou d’un assemblage de marsanne et de roussanne.
Au sud de Valence, la vigne desserre son étreinte pendant près de 50 km, à l’exception du vignoble du Diois qui s’étend vers l’est le long de la Drôme. Passé Montélimar, la vallée s’élargit et les paysages deviennent typiquement méditerranéens. Le vignoble occupe des reliefs plus doux, formés d’une série de terrasses, plateaux et coteaux, prolongés à l’est par les premiers reliefs des Alpes et le Mont Ventoux qui culmine à 1911 mètres. 90% des vins du Rhône sont produits dans cette vaste région avec une forte majorité de vins rouges, d’un style plus souple et chaleureux que ceux du nord, avec le grenache noir comme cépage principal. Beaucoup sont produits sous la bannière Côte du Rhône dont le territoire recouvre toute la vallée. En descendant le fleuve sur la rive gauche on traversera successivement le vignoble de Grignan-les-Adhémar (anciennement Tricastin) puis la majorité des 18 villages autorisés à joindre leurs noms à l’aoc Côtes du Rhône Villages. Viennent ensuite les crus comme Gigondas, Beaumes de Venise, Vacqueyras ou Vinsobres, enchâssés ai pied de massifs calcaires dont les Dentelles de Montmirail. Plus proche du fleuve, Châteauneuf-du-Pape est le cru le plus célèbre du Rhône sud. Le grenache noir y atteint sa pleine maturité, offrant des vins rouges suaves, profonds et chaleureux. Les vignobles de la rive droite, ceux de Lirac, Tavel, Laudun ou Chusclan, comptaient parmi les plus réputés de la région au XVIII è siècle. Ils constituaient ce qui fut la première « Côte du Rhône » en 1737. Ils sont prolongés au sud par les vins du Gard (Costières de Nîmes). Sur la rive gauche, dans sa partie sud, les Ventoux et Lubéron offrent leur relief à deux vastes appellations qu’il faut redécouvrir. Vers Beaucaire et Tarascon, au sud d’Avignon, le vignoble s’arrête et le long fleuve fatigué par ce parcours épique se perd dans les méandres du delta de la Camargue avent de tomber d’épuisement dans le bain de la Méditerranée.
Le Rhin
Le Rhin est avec le Danube le plus cosmopolite des fleuves européens. Il prend sa source en Suisse, traverse le Liechtenstein, l’Autriche, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas avant de se jeter dans la Mer du Nord 1320 kilomètres plus loin, autour de Rotterdam.
Depuis le haut Moyen Age, il s’agit donc de l’une des principales artères de commerce reliant l’Europe Centrale et les Alpes à l’Europe du Nord. Navigable de Bâle à Rotterdam, il est toujours le premier fleuve du monde par le volume de son trafic marchand. Il forme aussi très souvent une frontière entre ces différents pays, comme entre la France et l’Allemagne en Alsace.
Les sources du Rhin sont proches de celle du Rhône, dans le massif de Saint Gothard, en Suisse alémanique. Dans la région des Grisons, pas très loin de son cours, on cultive de très bons pinots noirs, mais aussi une variété rare et locale, blanche, dénommée completer. A l’approche du lac de Constance, le vignoble s’accroche à des pentes vertigineuses : le temps des vendanges, les vignerons se font alpinistes et la taille est effectuée grâce à des systèmes de treuils, comme dans le Valais ou la Moselle, affluent plus nordique du Rhin.
Après avoir traversé le lac de Constance, on entame la partie du fleuve appelée Haut-Rhin. Au-delà de Bâle, la deuxième ville Suisse, on rencontre les premières plantations de riesling, incontestable roi du Rhin, ainsi que des vignes de sylvaner et de gewurztraminer. Le riesling, souvent dénommé Rhine Riesling dans plusieurs pays pour bien souligner son lien avec ce fleuve, a été identifié dès le 13 ème siècle et fait donc partie des plus anciennes variétés connues. C’est à Bâle que le Rhin entame sa vie d’artère commerciale et touristique, et c’est ici qu’a été lancé le premier bateau à vapeur en 1832. Barrages et digues ont été mis en place dès la fin du 18 ème siècle pour faciliter la navigation et éviter les inondations périodiques. Les canaux parallèles ont été aménagés au siècle suivant.
Fleuve/artère, transformé par l’homme, mais aussi fleuve /frontière largement disputé entre la France et l’Allemagne, le Rhin remplit cette double fonction jusqu’à Strasbourg. Il regarde, sur son versant ouest, l’ensemble du vignoble Alsacien qui s’étend sur une centaine de kilomètres et près de 15 000 hectares sur le piémont des Vosges. Sur le plan des cépages et des usages, l’Alsace est une sorte de carrefour entre pratiques germaniques et bourguignonnes. On y trouve aussi bien les pinots bourguignons que les riesling, sylvaner et gewurztraminer originaires d’Allemagne ou d’Europe Centrale. Comme de l’autre côté de la frontière, les vins – majoritairement blancs – portent le nom de leur cépage et sont embouteillés dans des flûtes, flacons fins et élancés, typiques des régions rhénanes. A la Bourgogne, outre ses pinots, l’Alsace a emprunté l’idée d’une hiérarchisation des vignobles avec la délimitation de Grands Crus, au nombre de 51, d’où proviennent l’essentiel des plus belles bouteilles de la région.
Sur la rive droite du Rhin, entre Löbrach et Baden Baden, la région de Bade fait le contrepoids, côté allemand, à l’Alsace sur la rive gauche. Avec ses 17 000 hectares de vignes, Bade est la troisième région viticole d’Allemagne. A la différence du vignoble Alsacien, les parcelles ici sont souvent dispersées. On y produit les meilleurs pinots noirs du pays, notamment dans le Kaiserstuhl, sous un climat qui est le plus chaud d’Allemagne. Suivent les régions viticoles de Rhénanie Palatinat, qui fut la première région du monde à se doter d’une route des vins (imitée par l’Alsace dans les années 1950) et, plus au nord, du Rheinhessen, qui s’étend de Worms et jusqu’à Mayence. Cette région produit quelques-uns des plus grands rieslings d’Allemagne (et du monde) sur ses meilleurs crus comme Hubacker, Morstein ou Kirchspiel.
Mayence, sur la rive gauche du fleuve, est un des principaux ports du Rhin. Gutenberg y a inventé l’imprimerie en recyclant un vieux pressoir à vin, vers 1440. Le Rhin amorce un long virage vers l’ouest, laissant Wiesbaden sur la droite et entame la traversée d’une région viticole très prestigieuse : le Rheingau. Ici, les vents froids venus du nord sont bloqués par le mont Taunus et les pentes, face au sud, parfois très abruptes, offrent au riesling des sites magnifiques et des vins capables d’atteindre, certaines années, des niveaux de puissance et de complexité sans beaucoup d’équivalents. Selon la légende, c’est Charlemagne qui aurait ordonné la plantation des premiers vignobles de la région après avoir constaté que la neige fondait ici plus tôt qu’ailleurs. Domaine historique du Rheingau, le Schloss Johannisberg fut la propriété des princes abbés de Fulda, des empereurs d’Autriche et de Metternich. Ses rieslings faisaient déjà fureur au XVIII ème siècle et c’est à Johannisberg qu’un des premiers vins certifiés comme étant issu de vendanges tardives, un spätlese, fut élaboré. A suivre…
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