Les levures
Parmi les idées reçues qui circulent de nos jours dans le monde du vin, il y a celle d’une supposée supériorité des souches de levures dites « naturelles », ou « indigènes », sur des levures sélectionnées. Beaucoup, producteurs ou journalistes, relaient ce qui est pour eux une réalité évidente et incontestable. Mais est-ce si évident que cela ? Personnellement, les certitudes assénées sans preuves me mettent mal à l’aise, et celle-ci en fait partie.Cette affaire me paraît relever, avant tout, d’une sorte de sanctification de la nature comme « bonne mère », nécessairement supérieure à toute intervention ou invention de l’humain, avec son corolaire, une suspicion croissante envers la science en général. Il faut peut-être rappeler que la nature n’est ni « bonne » ni « mauvaise » et qu’en matière de vinification, aucun vin ne se fait tout seul, à moins de vouloir produire du vinaigre.
Que sont les levures, ces organismes qui transforment le sucre du raisin en vin ?
Voici la définition que j’ai trouvée sur Wikipedia : « Une levure est un champignon unicellulaire apte à provoquer la fermentation des matières organiques animales ou végétales. Les levures sont employées pour la fabrication du vin, de la bière, des alcools industriels, des pâtes levées et d’antibiotiques. Lorsqu’on parle de « levure » sans précision, on désigne en général la levure de boulanger (ou de bière), Saccharomyces cerevisiae. Il ne faut pas la confondre avec le levain ou la levure chimique. »
Or j’entends parfois parler de « levure chimique » dans le vin, ce qui est une confusion totale. Toutes les levures capables de transformer les sucres du raisin en alcool sont des champignons mais on peut prélever des souches particulièrement performantes et les cultiver en laboratoire. Un meilleur terme serait donc « levure de culture ». Dans certains cas, le recours à ce type de levure s’avère très utile.
La souche de levure Saccharomyces cerevisiae est la variété dominante utilisée pour le vin mais ce n’est évidemment pas sa vocation. Sa finalité reste sa propre reproduction, le vin n’étant qu’un sous-produit de son métabolisme.
On peut trouver différentes levures dans et autour du vignoble, et toutes ne font pas partie de la souche Saccharomyces. Leur utilité dans la fermentation du raisin varie autant que la densité de leur population. Par exemple, beaucoup ne survivent pas à des niveaux d’alcool supérieurs à 5%, ce que les rend peu utiles pour la conduite réussie d’une fermentation. Quant à leur population, celle-ci diminue fortement s’il pleut juste avant les vendanges, par exemple. Mais en réalité, la majorité des levures dites indigènes sont plutôt le fruit de contaminations du matériel vinaire (bacs de vendanges, remorques, pressoirs, tuyaux, pompes, cuves, murs de chais, etc). Elles peuvent donc être importées de partout, y compris sur les semelles de vos chaussures quand vous allez d’une cave à une autre, comme les bactéries, moisissures et autres micro-organismes. Elles voyagent ainsi allègrement d’un chai à un autre. La levure dite « de terroir » est une vue de l’esprit.
Avec le jeu des migrations et contaminations, il est très difficile d’affirmer qu’il existe une flore spécifique à une zone viticole donnée. La flore majoritaire en vinification est souvent strictement identique pour des lots de raisins issus de parcelles très différentes et vinifiés dans des chais distincts. La diversité des souches, quand elle existe, est plutôt aléatoire et non corrélée à une parcelle ou zone géographique. Affirmer que les souches présentes dans un chai sont les mieux adaptées à la vinification dans ce même chai est un peu comme dire que la population qui vit à proximité de Rolland Garros est la plus habilitée à bien jouer au tennis. En réalité, cela dépendra de bien d’autres facteurs, évidemment.
Leur rôle dans la fermentation
Allons voir cela de plus près en regardant comment se passe la fermentation…Dans une situation non contrôlée, les différentes souches levurales vont se trouver en compétition pour consommer le sucre, et ce sont les plus fortes qui gagneront, c’est-à-dire les levures les mieux adaptées au milieu en question. Malheureusement, les levures qui se multiplient le plus aisément ne sont pas nécessairement celles qui feront le meilleur vin.
Le vinificateur doit donc privilégier les souches à la fois adaptées au milieu et capables de bien conduire la fermentation. Si de telles souches ne sont pas présentes naturellement dans le milieu, il faut les introduire pour éviter des ennuis graves. Une levure sélectionnée est bien une levure « naturelle ». La différence avec une levure indigène est qu’elle a été choisie pour ses qualités spécifiques, et non pas d’une manière aléatoire. Des exemples de qualités requises ? La rapidité d’action fermentaire et la capacité d’aller au bout des sucres. Une levure peu performante peut faire courir le risque du développement de Brettanomyces (souches levurales à l’origine d’odeurs très déplaisantes) ou d’acidité volatile. Certaines souches indigènes peuvent aussi entraîner l’apparition de dérivés soufrés.
Les levures indigènes peuvent être intéressantes, ou pas. Bien sûr qu’il est possible de produire de bons et de grands vins avec des levures indigènes. Mais ce n’est pas toujours sans risque. On aura plus facilement tendance à prendre ce risque avec des petits volumes qu’avec des grands. C’est probablement pour cela que les grands volumes de vins sont systématiquement ensemencés avec des levures sélectionnées.
En conclusion provisoire de ce chapitre que je vais encore creuser un peu la prochaine fois, il faut se méfier des discours sur la supériorité intrinsèque de l’indigène sur l’exogène… et c’est un immigré qui vous parle !
L’impact sur le goût et les arômes du vin
Prétendre qu’un vin est nécessairement « meilleur » ou « plus intéressant », juste parce qu’il a été fermenté par des levures indigènes, me semble être basé sur une idée fausse du rôle et de l’activité des levures.Si on veut exalter le rôle du terroir, c’est à dire du milieu naturel, il me semble qu’il vaudrait mieux que la levure ne serve qu’à révéler pleinement cette distinction. Autrement dit, qu’elle opère la fermentation de la manière la plus neutre et la plus efficace possible. Si elle donne un goût supplémentaire au vin, ou si elle laisse entrer des éléments parasites et déviants (Brettanomyces, acidité volatile), elle n’est plus du tout neutre.
Les arômes et odeurs qui résultent de cette déviance ne font que masquer, plus ou moins, l’individualité du goût donné par le site viticole et le(s) cépage(s), sans parler des technique de culture ou de vinification adoptées. Lorsqu’il s’agit de Brettanomyces, en particulier, on peut même dire que le goût transmis au vin par la levure peut remplacer entièrement toute notion d’un goût de terroir, car tous les vins affectés se ressemblent étrangement. Cela rejoint d’ailleurs la grande critique, totalement justifiée également, émise à l’encontre d’une certaine souche de levure sélectionnée qui a longtemps sévi dans le Beaujolais, donnant des arômes dits de « banane ».
Je pense que l’impact d’un long élevage, surtout avec une proportion élevée de bois neuf, va influencer bien plus fortement le goût d’un vin que la souche de levure, qu’elle soit « indigène » ou non. Dans ce cas, quel est l’intérêt de prendre des risques avec des souches non sélectionnées ?
Il me semble qu’il y a, dans cette affaire, un effet de mode ; une mode qui a été véhiculée, entre autres, par un célèbre critique américain, très favorable aux vins issus de levures indigènes et non filtrés, pour des raisons quasi-idéologiques. On a vu parfois qu’au vieillissement, ces vins ne tenaient pas toujours leurs promesses. Méfiez-vous des modes, toujours !
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