Les pionniers du tourisme viticole
Tourisme viticole

Les pionniers du tourisme viticole

On parle de plus en plus de tourisme dans les régions viticoles, et c’est tant mieux. On utilise parfois le mot oenotourisme, mot qui évoque plus une maladie (« Bonjour docteur, je crois que j’ai une attaque d’oenotourisme ») qu’un moment de plaisir et de culture mais on n’a, pour le moment rien trouvé de mieux.J’ai voulu investiguer un peu les origines de cette pratique et je suis tombé sur un livre remarquable, écrit par un journaliste américain, George Taber, l’auteur du Jugement de Paris (en 1976).

Je vais vous donner trois exemples de pionniers du tourisme viticole. L’un était philosophe, l’autre homme politique, et le troisième écrivain. Tous étaient de grands amateurs de vin. Et tous étaient des hommes de culture, ce qui est important dans ce contexte. On ne va pas se donner la peine de voyager dans le vignoble pour « boire des canons ». Il s’agit d’une autre dimension du vin !

John Locke, philosophe anglais du XVII ème siècle

Cette semaine il s’agit de John Locke, philosophe anglais du XVII ème siècle, et un des inspirateurs de Montesquieu, comme de la Révolution Américaine. Je rappelle au passage que Montesquieu vivait de ses vignes, et non pas de ses écrits. Locke était un homme des Lumières qui prônait une forme de séparation des pouvoirs dans une monarchie de type constitutionnel. Il était donc opposé à la tentative des Stuarts d’imposer une forme d’absolutisme et pour la révolution parlementaire de Cromwell. Mais Locke était aussi amateur de vin. Il a vécu en France entre 1675 et 1679 et a visité différentes régions viticoles, posant des questions aux vignerons quant à leurs pratiques. Il relate l’ensemble de ces expériences dans un traité intitulé Observation upon Vines, écrit à la fin de son séjour. Sa visite la plus célèbre a eu lieu le 14 mai 1677 au Château Haut Brion. Il connaissait déjà ce vin, l’ayant dégusté à Londres où la famille Pontac avait créé, avec ce vin rouge plus foncé capable de se conserver, un nouveau style de vin radicalement différent des blancs, rosés ou rouges pâles de Bordeaux qui s’y vendaient auparavant (la France allait mettre 100 ans de plus avant de considérer les vins rouges comme dignes de considération). Locke était curieux de comprendre comment et pourquoi ce vin était si particulier. Il décrit ainsi le vignoble d’Haut Brion : « Un petit monticule de terrain, orienté essentiellement vers l’Ouest. Cette parcelle ne contient guère que du sable blanc, mêlé à un peu de gravier. On le croirait impropre à produire quoi que ce soit ». Locke avait clairement compris le lien entre terrains peu fertiles et grands vins. Il a également insisté sur le fait que des vignes âgées étaient capables de produire de meilleurs vins que des vignes jeunes.

On peut dire que Locke était, du moins dans l’ère moderne, le pionnier du tourisme viticole éduqué et curieux.

Thomas Jefferson, futur président des Etats-Unis d’Amérique

Un peu plus d’un siècle après John Locke, un autre illustre anglo-saxon s’est installé en France pendant quelques années pour, entre autres, explorer nombre de ses régions viticoles. Il s’agit de Thomas Jefferson, futur président des Etats-Unis d’Amérique, envoyé en France par George Washington (le premier Président) pour représenter la jeune république à Paris peu de temps avant la Révolution.Jefferson était très amateur de vins et avait déjà expérimenté la culture de la vigne sur son domaine Monticello, en Virginie. En 1787 il a entrepris un voyage de 3 mois dans les régions du Sud de la France. Une de ses motivations était l’achat en direct de vin auprès des producteurs car il jugeait les marchands de l’époque peu fiables sur l’origine réelle des vins vendus (« les vins authentiques doivent être achetés directement chez le vigneron »). Il a écrit un compte-rendu très détaillé et fascinant de son parcours et de ses découvertes, intitulé « Notes of a Tour into the Southern Parts of Franc… ».  On peut même y voir une volonté d’établir une hiérarchie des vins de l’époque, un peu à la manière d’un critique de vin moderne. Passant par Bordeaux, il a noté, par exemple, la présence de piles de bois d’ormeau sur les quais, pour la fabrication des barriques, preuve que le chêne n’a pas toujours été le bois quasi-exclusif de la tonnellerie comme aujourd’hui. Lors de ce voyage, il achète 10 barriques de Château d’Yquem qu’il fait expédier au Président Washington, sauf trois qu’il gardera pour sa propre consommation. Moins d’un an après son retour aux Etats-Unis, il embarquera à nouveau pour l’Europe. Cette fois-ci, destination l’Allemagne, puis retour via l’Alsace et la Champagne, où il note le peu de goût des Français pour le Champagne pétillant alors en vogue en Angleterre et ailleurs. Lorsqu’il rentre aux Etats-Unis en 1789, il rapporte 360 bouteilles de vin, ce qui était considérable à une époque où très peu de vins étaient embouteillés.

Voici les premières indications d’un tourisme viticole qui réunit deux objectifs : la curiosité intellectuelle d’un homme (Jefferson était agronome, architecte, homme d’Etat, et curieux de tout) et le désir d’assouvir une véritable passion en éduquant son palais directement à la source.

Robert Louis Stevenson, auteur écossais

Robert Louis Stevenson est un auteur écossais du XIX ème siècle, célèbre d’abord pour son roman l’Ile au Trésor mais également pour ses récits de voyages en France (Voyage avec un âne dans les Cévennes, 1789) et aux Etats-Unis.Il est ensuite parti en Californie pour fêter ses noces avec sa deuxième épouse et en tirera un récit publié en 1883, intitulé « The Silverado Squatters », dans lequel il consacre un chapitre (Chapitre 3) à la vallée de Napa et à ses vins (« Je me suis intéressé aux vins de Californie. En vérité je m’intéresse à tous les vins et cela depuis toujours »).

Ce livre comporte une description très émouvante des ravages causés, à cette époque, par le phylloxera dans les vignobles européens. Nous avons du mal à imaginer l’ampleur de la catastrophe pour les producteurs et amateurs de vin de l’époque : « …comme le vers indomptable (il s’agissait en réalité d’un puceron) envahit les terrasses ensoleillées de France. Bordeaux n’existe plus, le Rhône est un désert mort, Châteauneuf est fini et je n’en ai jamais goûté ; Hermitage expire aux bords du fleuve….Bacchus est mort »

En arrivant dans la baie de San Francisco, il découvre les vignobles des collines environnantes et investiguera pendant son séjour la production du vin alors en plein développement à Napa et Sonoma : « Le vin en Californie est encore au stade expérimental. Lorsque vous dégustez un millésime, il y a des sujets économiques importants en jeu. Les première plantations sont comme des explorations minières : le vigneron prospecte aussi. On essaie une variété de vigne après l’autre sur une parcelle donnée. Ah, échec. Ah, voilà qui est mieux. Ah, au troisième, c’est bon. Ainsi cherche-t-on, en tâtonnant, son clos-vougeot, son lafite. Ces filons, ces petites langues de terre, plus précieuses que les veines où affleure le précieux minerai, qui demain donneront au vin son inimitable bouquet et son feu si doux… »

Et il conclut : « Nous regardons timidement vers l’avenir, avec une lueur d’espoir, vers ces nouvelles terres, déjà fatiguées de produire de l’or, qui commencent à verdir avec la vigne. Un point crucial de l’histoire de l’humanité doit être décidé par les vins de Californie et d’Australie. »

Cette vision remarquable, même si l’antidote au phylloxera sera trouvé peu de temps après, et même si la Prohibition aux Etats-Unis a détruit le vignoble Californien aussi sûrement que la maladie (pendant 40 ans), était juste. Stevenson était un touriste un peu hippie, mais lucide et visionnaire.

Les début du tourisme viticole

Souvent, dans le monde du vin, certaines causes qui sont a priori éloignées du sujet en question produisent des effets inattendus. Par exemple, l’importance stratégique du bois de chêne pour la marine britannique qui a permis, indirectement bien entendu, « l’invention » du vin de Champagne mousseux par les Anglais au XVII ème siècle. Mais cela est une autre histoire que je vous conterai ultérieurement.Ce qui nous concerne aujourd’hui est, après les trois pionniers déjà évoqués (Locke, Jefferson ou Stevenson), les débuts d’un tourisme viticole ouvert à une population plus large. Cela s’est passé dans l’Allemagne nazie, avec des origines aussi dramatiques qu’inacceptables. Après avoir exclu les Juifs de la médecine, du droit et de l’enseignement, une série de lois a été votée par les nazis interdisant à tout juif de posséder une entreprise en Allemagne. Or bon nombre des marchands de vins étaient juifs, ce qui entraîna une conséquence immédiate : une mévente soudaine de la production allemande. Du coup, le Gauleiter Burkel, en charge de la région du Pfalz Rheinhessen (Palatinat), a ouvert, le 19 octobre 1935, la première route des vins officielle, dans le but d’attirer les touristes allemands amateurs de vins dans certains villages de la région pour acheter leurs vins. Cette route fut parfois construite ex-nihilo, parfois aménagée à partir de routes ou de chemins existants avec des panneaux indicateurs et des vignerons organisés en conséquence (horaires et tarifs adaptés).

Si ces origines sont sinistres, l’idée d’une route des vins était évidemment très bonne pour lier, chez le consommateur, la perception d’un vin à un lieu et à des paysages, encourager le contact entre vignerons et consommateurs, et augmenter le niveau de connaissance de ces consommateurs. Après guerre, cette idée allait faire son chemin très progressivement dans différentes régions françaises, à commencer par la plus proche de l’Allemagne : l’Alsace. Car c’est en 1953 que la première route des vins a été créée en France, parcourant tout le vignoble Alsacien. Elle couvre 170 kilomètres depuis Marlenheim au nord (au niveau de Strasbourg) jusqu’à Thann dans le sud, pas loin de Mulhouse. L’intérêt d’une route des vins est de permettre à chacun de la parcourir comme il le souhaite (à pied, à vélo, à cheval, en moto ou en voiture) et à son rythme. Puis on peut y indiquer d’autres choses d’intérêt sur le chemin que le vin, attirant ainsi un public plus large : histoire, architecture, culture, gastronomie, activités sportives, etc.

Robert Mondavi, fils d’émigrés italiens

Il est assez logique que le premier producteur de vin ayant construit ses bâtiments de production dans le but express d’y attirer le touriste vienne du pays qui a élevé l’esprit d’entreprise au rang d’une religion : je parle évidemment des Etats-Unis. En 1965, Robert Mondavi, fils d’émigrés italiens de la région des Marches, diplômé en économie et direction d’entreprise de l’Université de Stamford, quitte l’entreprise de vin (Charles Krug) dans laquelle il travaillait avec son père et son frère pour fonder sa propre affaire. Il avait, dès le départ, l’idée de développer une affaire qui attirerait non seulement les habitants de San Francisco, mais aussi de tout le pays et même au-delà. Comme pour toute affaire dont la réussite dépendait d’une clientèle de passage, le site était d’une importance capitale : « en planifiant la winery, j’ai compris que des sites potentiels à Oakville, le long de la très fréquentée Highway 29, seraient parfaits pour accueillir les touristes et y organiser des dégustations. J’imaginais aussi les concerts et autres évènements culturels que l’on allait pourrait y organiser, là au coeur de la Napa Valley. »

Mondavi a volontairement choisi un site situé un peu plus au Sud que ceux de la plupart de ses concurrents, afin d’être un des premières wineries visibles pour un automobiliste venant du Sud et de San Francisco. Sa winery s’est ouverte en 1966, avec une organisation entièrement tournée vers l’accueil du visiteur. Aujourd’hui encore on y voit un parking gigantesque et un service de visites qui ne laisse rien au hasard.

Mais Mondavi était visionnaire dans un sens plus large que celui du seul bénéfice de sa propre entreprise. Il a compris que pour attirer ses concitoyens en nombre vers le vin (dans les années 1960, très peu d’Américains buvaient du vin, leurs préférences allant vers la bière, les spiritueux ou les sodas), il était essentiel de les éduquer aux plaisirs du vin. Pour cela, il était bon d’associer le vin aux plaisirs de la table, mais aussi à des activités culturelles diverses (musique, peinture, etc). Situer le vin comme une boisson civilisée, liée aux arts de la table et à la gastronomie, était le sortir du ghetto d’un simple breuvage contenant de l’alcool, car il ne faut pas oublier les ravages causés aux USA par la Prohibition (1919-1933).

La réussite de Mondavi a créé une formidable émulation dans tous les Etats-Unis, mais aussi ailleurs. J’estime qu’on devrait lui ériger une statue le long de la Highway 29.

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