Minervois La Livinière, un vignoble à l’honneur
Pour la commodité du récit, j’ai utilisé indifféremment le terme « cru » ou l’expression « cru La Livinière », parfois raccourcie en « Livinière » pour désigner l’appellation d’origine contrôlée (AOC) Minervois La Livinière. Il m’est également arrivé de désigner par « cru » un vin de cette origine. Et pour éviter toute confusion avec l’appellation Minervois proprement dite, celle-ci est toujours citée avec l’attribut AOC.
Située aux confins du département de l’Hérault en empiétant très légèrement sur celui de l’Aude, l’aire d’appellation Minervois La Livinière se trouve en éminence dans le grand ensemble Minervois, une situation qui lui vaut toutes ses vertus. Sa promotion le doit à des vignerons volontaires qui méritent amplement le titre de visionnaires sur la foi des vins qui y sont produits aujourd’hui, soit un peu plus de 20 ans après le décret qui lui a donné naissance en 1999, exclusif à des rouges. Pressenti dès les années 1970, le potentiel de son territoire résulte d’une situation avantageuse au piémont de la Montagne Noire, avec tous les bienfaits qui lui sont liés. Ainsi, son relief en coteaux et en terrasses, ses sols nés d’une géologie « tourmentée » et un climat spécifique à sa localisation, font que les raisins y mûrissent pleinement tout en préservant un capital acide à l’origine de vins d’un rare équilibre dans un contexte méditerranéen.
J’ai personnellement été témoin de la naissance des premiers vins agréés en Minervois La Livinière, et pu alors y apprécier une grandeur exprimée à l’aune des critères de l’époque, où la notion de fruit n’avait pas tout l’acuité qu’elle a gagnée aujourd’hui, à juste titre. Dans l’ensemble exhaustif d’expressions que j’ai évaluées récemment, le grand style caractérisant une large majorité d’entre elles a pris aujourd’hui une autre allure, celle d’un mariage accompli entre une maturité superlative et une fraîcheur de constitution favorisée par le géoclimat qui la conditionne. C’est donc ce paradoxe qui caractérise le brio du cru La Livinière, d’autant plus que l’ambition y est de mise, ses vignerons ayant placé haut la barre de l’exigence, mus par l’idée d’en faire un vin de garde. Ce pari de l’époque fondatrice a été mieux que tenu si l’on se réfère aux anciens millésimes dont j’ai pu me délecter sans indulgence pour les deux décennies d’âge que certains avouaient. Outre le don d’un tel profil, l’identité d’un Minervois La Livinière s’exprime également à travers de passionnantes variations de flaveurs, reflétant autant d’interprétations du cru. Ces considérations ont ainsi guidé l’esprit de ma sélection où j’ai privilégié des vins élaborés avec un sens de l’intégrité et bien individualisés dans leur expression.
Terroir et territoire
L’aire d’appellation du cru La Livinière s’inscrit au sud et à l’orée des Causses du Minervois, dans un secteur qui lui vaut d’ailleurs le nom de « Petit Causse », avec au nord la Montagne Noire pour proche horizon. Bien qu’inscrit dans un régime méditerranéen, le climat conditionnant le vignoble bénéficie de l’air frais venu de cet imposant massif, lequel profite tout particulièrement aux caractères organoleptiques des raisins pendant leur période de maturation, surtout qu’il s’exerce à un rythme quotidien pendant les nuits estivales. C’est à ce titre que les vins du cru présentent un équilibre à la mesure de la richesse qu’ils déploient, sans parler d’autres incidences positives sur leurs composés aromatiques et phénoliques*. Un autre atout de cet ordre est constitué par le Cers, un vent également froid et sec qui relaie les influences atlantiques et dont l’action favorise l’ensoleillement et s’avère salvatrice contre des maladies de la vigne à l’instar du mildiou.
Les sols formant le cru sont en quelque sorte la réminiscence de son histoire géologique. Ce passé est resté intact, pour ainsi dire, puisque le substrat de son territoire est fait de calcaires durs, dits lutéciens ou du Lutétien, et en font un témoin tangible de la présence de la mer à son endroit. Plus spécifiquement, ils sont nommés calcaires à alvéolines, du fait d’une composition faites de coquilles d’espèces fossiles marines. L’érosion de cette base a mis à jour des roches plus anciennes, notamment des schistes qui apparaissent marginalement ici ou là. Mis à part cette exception, la sédimentation de son espace a engendré des marnes gréseuses, la formation dominante du vignoble, muant parfois en grès siliceux sur des parties en terrasses. Les secteurs plus en altitude sont de nature calcaire, pierreux en surface et nourris d’argile de décalcification, communément appelés argilo-calcaires. L’absence d’unité globale en matière de sols n’en fait pas pour autant une appellation disparate, car des strates relativement homogènes déterminent son territoire, s’agissant pour l’essentiel de secteurs réunis par une même altitude.
* Les composés phénoliques du raisin sont tout ce qui fait sa substance (peau, pulpe, pépins, tanins) dans une acception chimique. Ils se retrouvent dans le vin sous forme d’extraits dont la teneur dépend de son mode d’obtention.
Les acteurs à l’honneur
Les portraits qui suivent sont ceux d’interprètes que j’estime parmi les plus intègres d’un terroir dont les caractères filtrent avec brio à travers leurs œuvres. Je les ai choisis après une évaluation exhaustive de l’appellation représentée par les millésimes courants de leur production. Dans l’ensemble des vins dégustés, une majorité de 2019 m’ont été soumis, des crus certes jeunes, mais à la faveur d’une année particulièrement riche, j’ai pu apprécier les dons du terroir à engendrer des expressions sans l’once d’un déséquilibre. Prépondérante dans pratiquement tous les vins, la syrah n’était pourtant pas avantagée dans le contexte d’une année chaude du fait de sa propension à l’opulence sous ce régime. C’est d’ailleurs dans de telles conditions que son assemblage avec le grenache apparaît des plus judicieux. Caractérisant la composition de presque tous les vins, le duo syrah-grenache s’avère en effet comme une alliance idéale au profit d’un fruit généreux et charmeur, du moins dans les circonstances de ce millésime. Si nos sens sont captés par cet univers fruité, c’est aussi grâce à un cadre d’expression valorisant, celui de vins d’une constitution sans faille et dimensionnés à la hauteur de leur statut. Et il est heureux de constater que cette grandeur est multiforme, chaque interprète jouant de son tempo dans la « grande partition » du cru.
Au-delà de considérations climatiques, on pourrait arguer qu’un style moins axé sur la syrah apporterait plus de diversité. Ce qui est un tant soit peu le cas lorsque des vignerons inversent cette composition type au profit du grenache, un choix cependant peu fréquent malgré son bien-fondé. Quant aux cuvées qui sortent du schéma dominant, elles sont véritablement confidentielles, alors qu’elles privilégient de manière convaincante le mourvèdre ou le cinsault. Si le mourvèdre figure paradoxalement parmi les préconisations majeures du décret de l’AOC, il reste très peu exploité, car un apport hydrique bien régulier et par conséquent des sols bien spécifiques lui sont nécessaires. Quant au cinsault, à l’instar du carignan, il a été relégué au second plan de l’encépagement dans le cahier des charges du cru, ce dernier s’avérant pourtant un appoint de choix dans des cuvées que j’ai trouvé particulièrement réussies, et non des moindres.
A l’évidence, les quelques vins qui m’ont été soumis dans des millésimes antérieurs à 2019 révèlent à mesure de leur âge des expressions d’autant mieux épanouies, cependant, c’est plutôt par leur vitalité que les plus vénérables d’entre elles m’ont subjugué. La notion de vin de garde appliquée à La Livinière n’est donc pas un vain mot, et cela est d’autant plus avéré lorsque des cuvées affichant 20 ans d’âge se délectent sans réserve ! Ce mode d’appréciation n’est certes pas dans l’air du temps, aussi y a-t-il lieu de s’interroger sur les destinés d’un cru qui s’est constitué sur ce noble principe, qui prouve à présent sa validité.
Si dans toutes les propriétés (coopérative incluse), la production en cru reste partielle, parfois marginale, celle en AOC Minervois la domine dans pratiquement tous les cas. Aussi, quand l’occasion s’est présentée, je n’ai pas manqué d’apprécier des vins classés dans la catégorie dauphine, voire d’une dénomination réputée inférieure (IGP, Vin de France), cela en rapportant les impressions certains d’entre eux m’ont laissé, au gré de leur intérêt, tantôt en contraste, tantôt en filiation avec le vin en Livinière.
Classement par ordre alphabétique
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Alliance Minervois
Domaine des Aires Hautes – Gilles Chabbert
Domaine Combe Blanche – Clos du Causse
Alliance Minervois
Alliance Minervois est une entité coopérative qui résulte de la fusion de plusieurs caves du Minervois opérée en 2008 puis en 2012. Parmi elles figure celle du village de La Livinière, dont l’activité concentre l’entière production coopérative en cru. Bien que substantielle, celle-ci n’est pas la plus importante en Minervois La Livinière et représente quelques 40 ha en superficie. En cela, elle est le fruit de sélections drastiques successives depuis les parcelles de vigne jusqu’à même les fûts pour les cuvées les plus ambitieuses. Préalablement à ces sélections, un repérage des vignes aura été effectuée sur les secteurs les plus qualitatifs du cru, s’agissant presque exclusivement de coteaux, a fortiori ceux situés les plus en altitude, surtout sur la commune de Félines-Minervois. Ce travail en amont de la vinification est supervisé par Julie Coumes, son œnologue attitrée qui officie tout autant en cave.
Les crus d’Alliance Minervois sont conçus suivant leur propre vocation, le plus diffusé d’entre eux, et de loin, étant Grand Terroir, une cuvée faite essentiellement de syrah, avec du grenache en appoint. Son expression reconduit le style boisé qui était à son origine, l’élevage s’opérant pour partie en fût de chêne. Le résultat n’a cependant rien d’ostentatoire sur cet aspect et relève plutôt d’une recherche de séduction, qui vaut également pour son profil volontiers fruité et aimable. Ce parti n’en fait pas pour autant un vin formaté, ainsi qu’en témoigne un 2016 généreux comme l’année qui l’a vu naître et un 2018 plus en finesse et sensiblement structuré, la nature du millésime doublée de sa jeunesse façonnant son caractère.
L’engagement en bio d’Alliance Minervois est bien réel et même physiquement très visible, la coopérative disposant d’une cuverie indépendante qui lui est entièrement consacrée. En cru La Livinière, il se traduit par une cuvée certifiée baptisée Naturallis, produite toutefois en petite quantité. Par sa tournure opulente, le 2019 transcrit sans fard et dans un style engageant une naissance où la chaleur n’a pas manqué.
C’est également un vin en tirage limitée qui illustre au mieux son savoir-faire et porte haut son nom, puisqu’il en est le presque éponyme. Fruit d’une exigence à tous les stades de son élaboration, la Cuvée Alliance privilégie nettement la syrah, comme ses semblables, et bénéficie d’un affinage effectué partiellement en barriques neuves. En dégustant son 2018, ce ne sont pourtant pas les signes de l’élevage qui la distinguent, mais plutôt une harmonie d’ensemble ainsi que l’appétence qu’elle suscite à travers un fruit séduisant, sapide et énergique.
Cuvée Alliance 2018
Son nez présente d’emblée un velouté plaisant, surtout épicé, et s’avère bien défini suivant une expression non dénuée d’élégance et dotée de senteurs gourmandes de fruit noirs (myrtille) mêlées d’une note réglissée.
D’allure ample et très bien équilibrée, la bouche fait encore valoir une étoffe chatoyante où s’impriment d’attrayantes saveurs douces et fraîches tirant sur du réglisse. Des tanins fondus participent à l’allure harmonieuse de l’ensemble.
Domaine Borie de Maurel
Au village de Félines-Minervois, Michel Escande me reçoit dans ce qui fut un haut-lieu de la convivialité, un bar à vin dont l’espace cosy a vécu, mais dont l’esprit a survécu, sa réminiscence étant incarnée par des vins qualifiés d’éphémères, car interprétant d’une année sur l’autre le genre truculent, ou à l’opposé le mode spirituel. Ces préliminaires ne signifient pas pour autant qu’on se trouve ici dans un lieu cultivant une certaine nostalgie, car l’esprit vigneron perdure en faisant de l’hédonisme sa règle et en se ressourçant tout naturellement aux fondamentaux du métier. Ainsi, Michel Escande ne cesse de relier la terre et la plante pour les vins qu’il conçoit, en taisant la science en usage, qu’il ne méconnaît pas à l’évidence. Au lieu de cela, il préfère poétiser sur la nature des sols en parlant d’un vin de « 40 millions d’années » à propos de La Belle Aude, un blanc tout jeune à la minéralité saline, mémoire d’une géologie qui doit se confondre avec la Genèse. En faisant fi de cette considération antédiluvienne, on réalise que ce vin estampillé AOC Minervois ne perd pas le fil de la délectation, avec pourtant de la marsanne comme ingrédient majeur et, théoriquement, comme handicap. Gypse, l’autre blanc du domaine est qualifié de « jus de cailloux » par son auteur, par allusion à la roche où il prend naissance, gagnant ainsi une fraîcheur exprimée non sans lyrisme, à l’instar d’une ode au chardonnay, pourtant indétectable, y compris pour des palais avertis. Ce cépage en fait un produit officiellement hors cadres, par défaut un Vin de France.
Ses rouges, le vigneron les explique moins par de telles allusions au terroir, le message minéral étant moins aisé à discerner dans la couleur. Cela dit, dans sa Belle de Nuit, en AOC Minervois, il ne manque pas de souligner le melting-pot géologique qui a forgé son « caractère de feu », sans doute une métaphore pour présager de son bel avenir, car un air vivifiant rayonne déjà dans son présent. Pour sa part, le profil engageant de son homologue, Esprit d’Automne, n’aurait pas son acuité sans les calcaires typiques du Petit Causse, où le vin gagne par ailleurs un parfum mentholé, signe récurrent des plus authentiques expressions minervoises.
C’est un terreau de grès qui modèle La Féline, l’une de ses trois cuvées dédiées au cru La Livinière, qui a pour don de combler les sens dans un millésime aussi jeune que le 2019. Jouissif en diable, sa vraie nature est ineffable au point de faire dire à son auteur qu’il l’affectionne pour sa « capacité à déclencher des émotions », avec une large complicité de la syrah. Assurément moins loquace, le cru Maxime doit sa grâce au mourvèdre, dont les vieilles vignes, plantées de surcroît sur des sols de grès, créent des conditions où la notion d’équilibre se trouve sublimée, faisant que l’aspect pondéral de la matière n’y provoque qu’une sensation fugace, laissant libre cours à un ressenti de proverbiales qualités de fond. Le silence se fait lorsque Sylla s’offre à nos verres, et plutôt que de se confondre en superlatifs, ce que le vin n’inspire pas, disons simplement qu’il embaume l’essence propre à des raisins où sont venus s’imprimer les odeurs du paysage environnant. Dans une même logique, pour ainsi dire, il goûte un fruit gorgé de soleil que vient draper une fraîcheur captée à l’altitude où il prend naissance. Assurément un vin hors normes, mais sans caractère ostentatoire, « un monde à part » comme l’exprime si justement son vigneron.
La Féline 2019
Bien mûr et pulpeux, le nez dispense comme un air de garrigue, en cohérence avec senteurs mêlées de fruits noirs, tapenade et réglisse.
Pleine et onctueuse, l’attaque en bouche cède à l’expression d’une matière qui se délie en un jus savoureux, fruité à l’instar des arômes sur un fond généreux. Des tanins fondants concluent avec justesse ce vin d’épicurien.
Sylla 2019
Éblouissant, son éclat aromatique surprend et déconcerte par d’intenses et fraîches exhalaisons évoquant de la garrigue fleurie, mêlées à un ton irrésistible évoquant un parfum de fraise des bois.
Une dynamique de fraîcheur sans pareil gouverne son expression et confère amplitude, souplesse et élégance à une substance cossue sans excès, composant habilement avec une puissance feutrée. Transposées des arômes, ses saveurs sont littéralement pénétrantes au point de laisser perdurer leur caractère salivant par-delà une sensation tannique d’un grand naturel.
Domaine Jérôme Calmes
Œnologue de formation, Jérôme Calmes, est aussi acteur de longue date dans sa filière. En 2004, il passe de l’autre côté de la barrière et devient lui-même vigneron sur un terroir qu’il affectionne pour sa situation en altitude, avec le microclimat qui lui est lié. Il jette alors son dévolu sur un secteur au nord de la commune de Féline-Minervois en se portant acquéreur de vignes à proximité du hameau de Camplong, implantées pour partie sur des sols de schistes, qui ont sa prédilection, et sur des calcaires pour le reste. Son vignoble est étagé entre 250 et 350 m, mais n’est que très partiellement classé en cru, les parcelles les plus en altitude ne l’étant pas paradoxalement ; peut-être le seront-elles un jour … L’autre aspect atypique de son vignoble vient d’un encépagement ne comportant que de la syrah et de rares ceps de carignan, dont les plus vénérables frôlent le siècle, puisque plantées avant 1929.
Jérôme Calmes ne produit en Minervois La Livinière qu’à partir du millésime 2017, lui consacrant l’entière superficie classée dont il dispose, soit environ un hectare et demi. La composition de son vin en cru reproduit celle de ses plantations, faisant une cuvée pratiquement unique en son genre par l’absence de grenache. Cela donne une expression toute particulière, à peine moins flatteuse que la moyenne des produits en cru, mais attachante par sa tenue, pour ne pas dire son charme discret. Tel apparaît le 2019, signé simplement Domaine Jérôme Calmes, un vin accompli sur toutes les coutures, où l’apport du fût, somme toute très modéré, ne se ressent plus dans le millésime suivant au bénéfice de l’intégrité du fruit, une quête dans laquelle le vigneron s’est résolument engagé, surtout lorsqu’il parle du boisé comme « d’une hérésie contre le fruit ». Le 2020 augure ainsi une nouvelle ère dans le style du domaine où l’affiliation à l’identité du cru se trouve mieux cernée.
2019
Après une courte aération, le nez apparaît concentré, séveux, sur un registre profond et épicé, avant que n’émerge un léger boisé qui compose à merveille avec l’aspect fruité initial, un peu sur la figue sèche.
Au sein d’une bouche particulièrement ample, on apprécie le toucher et le relief de la matière, signes d’un équilibre accompli. D’une haute teneur et harmonieux, le rendu des saveurs fait écho aux arômes, tandis que les tanins sont d’un grain soyeux et bien intégrés au corps du vin.
Domaine de Cantaussel
En quittant le village de Siran, c’est une route grimpante et sinueuse qui conduit au Domaine de Cantaussel, dont le bâti est lové dans un paysage bucolique, avec pour décor la plupart de ses vignes. On se trouve ici à quelques 300 m d’altitude, parmi un secteur de nature calcaire parmi les plus élevés de l’aire de La Livinière. Ma visite commence par un parcours dans des vignes en coteaux avec Murielle pour guide, le meilleur possible puisqu’elle est en charge de la tenue du domaine où elle pratique une viticulture très consciencieuse, pour ne pas dire perfectionniste, forcément en bio (depuis 2011). Jean-Luc Bohler, le propriétaire des lieux, dit d’ailleurs à son propos « qu’elle a le sens de la plante ». Fruits de telles attentions, les raisins sont traités avec de mêmes égards grâce au fonctionnement gravitaire d’une cave conçue comme tel, grâce au dénivelé naturel du terrain. En continuité avec cette approche, les vinifications se font par le principe du pigeage, une méthode réputée pour agir en douceur, tandis que les élevages s’effectuent en grands fûts de chêne (500 l), de manière à préserver au mieux l’intégrité du fruit.
Le domaine consacre le tiers de sa superficie en vigne et dédie deux cuvées au cru Minervois La Livinière, soit un engagement au-dessus de la moyenne constatée sur l’appellation. Avant d’y toucher, mon palais s’imprègne tout d’abord d’un blanc de rolle (ou vermentino) attachant par sa noble fraîcheur, humblement classé en IGP. Joliment appelé Bergerie, son pendant en rouge est lui plutôt un vin plaisir, accessible sans mode d’emploi et fait surtout de carignan. En AOC Minervois, on s’approche de la qualité des vins en cru, la Cuvée Estelum en étant un digne diminutif, proposée de surcroît dans un état affiné, s’agissant d’un rouge 2016. Il dispense ainsi un fascinant bouquet de garrigue et libère toute sa fougue.
Fait peu courant, la cuvée en cru emblématique du domaine est composée d’un fort pourcentage de grenache. Nommée Soleillades, celle-ci ajoute son millésime courant à cette singularité : un 2016 rayonnant de toutes ses qualités pour être à présent pleinement apprécié. Son homologue, la cuvée Pic Saint-Martin s’en différencie par homothétie, en quelque sorte, puisque la syrah se substitue au grenache comme cépage dominant. Non encore commercialisé à juste titre, son 2017 présente en effet une expression opaque et peu détaillée, tout faisant valoir une richesse superlative exprimée sans l’ombre d’un déséquilibre, sa fraîcheur de constitution agissant avec bonheur en contrepoint. Une incursion dans le passé de ce même vin me fait découvrir un 2004 certes déclinant, mais avec encore de la vigueur, exprimée à travers des notes fraîches évoquant de l’eucalyptus.
Soleillades 2016
A la fois expressif et très attrayant par ses subtilités, le nez embaume un large éventail de senteurs où l’on discerne des épices douces, un soupçon de fraise des bois, un air de lavande …
Douée d’un profil ample et élancé, la bouche canalise une matière étoffée au profit d’une texture aérée dont la nature succulente est suscitée par des saveurs intenses aussi captivantes que fidèles aux arômes. Les sensations de ce fruit et une émanation minérale font, au propre comme au figuré, le sel de tanins ronds et fondants.
Clos Centeilles
Situé à l’orée du village de Siran, le Clos Centeilles soit sa fondation et sa notoriété à Patricia Boyer-Domergue, une figure du Minervois qui s’est singularisée par des vins conçus hors des schémas convenus, qui remettent à l’honneur d’anciens cépages languedociens. Aujourd’hui retirée, c’est sa fille Cécile qui lui a succédé en respectant au mieux son précieux legs, tout en effectuant une « transition douce », selon ses propres termes. Elle me reçoit pour une visite idéale dans le sens où les parcelles de vignes jouxtent la cave, me permettant d’embrasser du regard un site très original, clos d’un mur discontinu de pierres sèches rassemblées depuis des temps immémoriaux. D’apparence anodine, car sans relief notable, le vignoble est autrement doué de sols riches en grès siliceux et parcouru d’eaux souterraines, au point d’avoir nécessité la pose de drains pour les réguler en cas de fortes précipitations. Un autre fait remarquable le caractérisant est un mode de conduite des vignes rarement usité : la taille en lyre, pratiquée de manière à optimiser la maturité des raisins.
Sa cuvée en Minervois La Livinière, éponyme du domaine, rassemble grenache, syrah et mourvèdre, misant sur ce dernier pour conforter sa vocation de vin de garde. Ce dernier qualificatif n’est pas un vain mot, puisque le Clos Centeilles est proposé à la vente depuis le premier millésime en cru, à savoir 1997 ! D’ailleurs, le credo de notre vigneronne est de « livrer les vins au moment où leur histoire commence, idéalement 10 ans ». Outre les trois cépages canoniques du cru, sa composition comprend une touche d’un cépage dont la nature est gardée secrète, mais qui figure bien entendu parmi ceux autorisés pour bénéficier de l’appellation. Le seul indice qu’elle me confie sur son identité est qu’il est autochtone à la région. Je n’en saurai pas plus !
Clos Centeilles est élaboré suivant une forme de tradition, pour ne pas dire de manière ancestrale lorsque Cécile revêt une tenue de pécheur pour s’immerger à même le vin en fermentation pour procéder à son pigeage. Une fois vinifié, il va séjourner plus de deux ans strictement en cuve, l’usage du bois étant proscrit pour « magnifier le terroir ». Cet élevage se poursuit en bouteille, longuement d’ailleurs puisque le millésime à la vente est actuellement le 2016. Il s’agit du premier vin portant sa propre signature, et pour lequel elle avoue : « j’ai fait beaucoup de migraines à maman », car l’année ne fut pas facile, marquée par la canicule et son incidence sur la vigne, engendrant au final un vin peu disert et austère.
Pour me donner une mesure d’un patrimoine fait vin, Cécile me gratifie d’une descente dans sa vinothèque, véritable trésor d’anciens millésimes, qui ne fait pas office de musée, mais de réserve pour sa boutique. De cette plongée dans le temps, elle extrait un 2006 qu’elle présente comme le fruit d’une année de délivrance dans le sens où les précédentes ont été affectées par la sécheresse. Je retiens sa fraîcheur de texture, une ampleur éblouissante et une fusion accomplie du fruit, sans dominante de l’un ou de l’autre des cépages, ainsi qu’un côté fumé faisant subodorer sa minéralité. J’ai droit ensuite à une surprise, ou plutôt à une devinette, celle d’un insoupçonnable 1998, tant son état de conservation est confondant. Gagné par la plénitude, il suscite une émotion qui occulte toute velléité de vouloir le décrire !
Sans l’ombre d’une réserve, on peut dire que la qualité et le style du Clos Centeilles sont à l’épreuve du temps. Des millésimes jalonnant deux décennies en attestent de manière éloquente. Que ce soit un 2016 sur la réserve, un 2015 généreux et encore jeune, un 2006 tout en équilibre et épanoui, ou encore un 1998 dans tout son achèvement, tous partagent le profil majestueux que suscite une insigne fraîcheur de constitution. Ce profil dynamique et harmonieux magnifie et exalte leur entière expression, et équilibre à souhait les effets d’une maturité sans concession. Quant à son terroir, on en retrouve une trace récurrente dans l’aspect fumé qu’ils exhalent. Dans les constantes remarquables, il y a également un fruit qui, s’il évolue tout naturellement au fil du temps, ne se départit jamais d’un rendu harmonieux, sans emphase, mais riche de nuances, que Cécile Domergue qualifie joliment de « grand arc-en-ciel ».
Clos Centeilles 2015
Son nez respire une plénitude doublé de suavité en libérant des sensations olfactives saisissantes et d’une infini variété, détaillées en essence balsamique, écorce de bois, air de pinède, de garrigue, épices douces, compotée de fruit, griotte, tapenade …
En bouche, le palais est conquis par la magnificence de l’équilibre et la fluidité de son toucher, des qualités rares auxquelles s’ajoutent la succulence et l’extrême persistance des saveurs. Juste en périphérie, des tanins très fins et toujours alertes la couronnent à merveille et sous-entendent un potentiel de garde qui n’est pas près de s’épuiser.
Domaine Chabbert
Sous la houlette de Michel, le père, toute la famille Fabre est aujourd’hui impliquée dans deux structures, celle que forme le Domaine Chabbert et celle de la marque qui lui est annexée sous le nom de La Croix de Saint-Jean, consacrée exclusivement à des vins en AOC Minervois. Les tâches sont ainsi partagées entre Virginie, son épouse, et ses enfants Annabelle et Alexis. Dépourvu jusqu’en 2015 de vignes en cru, le domaine reprend cette année-là une exploitation située dans la commune de Cesseras sur un secteur enviable, à quelques 300 m d’altitude. Il hérite ainsi de vignes plutôt âgées dont 8 ha classées en cru, une superficie susceptible d’être accrue étant donné la valeur du site. Complètement remaniée et revalorisée par une conduite en bio, cette extension du Domaine Chabbert est à la source de sa cuvée en Minervois La Livinière paradoxalement nommée La Croix de Saint-Jean et élaborée depuis le millésime 2016.
Issue d’une fraction de son potentiel classé, La Croix de Saint-Jean provient précisément d’un lieu-dit appelé Clos Coquille, formé de parcelles contigües comprises dans un espace délimité naturellement par le relief. D’essence calcaire, ce clos est planté de grenache, carignan et cinsault, ces deux derniers en minorité dans la composition de cette cuvée. Cela dit, la syrah qui y domine croît tout à proximité, bénéficiant tout autant de ce terroir où la nature des sols conjuguée à un régime climatique propre à son altitude sont pour beaucoup dans l’expressivité remarquable du 2019. Pour un résultat aussi probant sur le plan aromatique, Michel Fabre ne pratique pas de foulage, de manière à préserver l’intégrité des raisins lors de leur vinification. Une fois le vin fini, le fruit exalté par cette méthode est préservé par un élevage effectué en cuve, sans aucun apport de bois. Il en résulte une expression pleine de panache et foncièrement savoureuse.
La Croix de Saint-Jean 2019
Généreux sans l’once d’une lourdeur, le nez embaume un complexe plein de vitalité, fait de fruits noirs (mûre-myrtilles), d’olive noire et d’épices douces.
Saisissante par son agencement et son ampleur, la bouche fait rayonner sa matière et la mue en une texture aérée et juteuse, où s’exprime un goût de haute teneur transcrivant fidèlement les arômes et innervé d’une touche réglissée. Bien ajustée, sa structure se ressent à travers les ponctuations soyeuses de tanins d’un grain léger.
Domaine des Aires Hautes – Gilles Chabbert
La cave où je rejoins Gilles Chabbert paraît surdimensionnée, et pour cause elle abritait l’importante cuverie de la coopérative de Siran. Il va de soi qu’il l’a adapté à ses besoins, en scindant notamment des cuves existantes. Dans ce vaste espace où sont installés ses propres contenants, comme des cuves en bois verticales, sa voix résonne comme l’expression d’une force tranquille, sans doute dû à sa présence aux premières heures du cru La Livinière. Il déclare d’ailleurs : « je fais partie des historiques du cru ». C’est à cette époque que sa cuvée Clos de l’Escandil le fit remarquer et lui valut une reconnaissance méritée, dont j’ai été témoin en son temps. Elaboré depuis 1991, ce vin, aujourd’hui trentenaire, continue avec assurance son glorieux parcours, même s’il doit compter aujourd’hui sur Orycte, son homologue qui a tout bonnement notre vigneron pour auteur.
Sans vraiment former une enclosure, les vignes à l’origine de Clos de l’Escandil sont des parcelles attenantes, situées à une altitude intermédiaire du relief du cru La Livinière sur des sols de grès et de calcaires. Conçu dans une perspective de garde, avec la garantie offerte par une bonne part de mourvèdre, doublée d’un élevage bien senti en grand fût (demi-muid, 600 l), le 2017 proposé aujourd’hui se livre dans toute son opulence et gorgé de fruit. Son caractère voluptueux contraste avec celui plus assoupli d’un 2014, que l’on peut aborder à présent en appréciant sa fraîcheur de texture et son délice.
Lancée en 2015 en Minervois La Livinière, la cuvée Orycte diffère du Clos par sa provenance d’un secteur en terrasses fait de calcaires et de limons. Atypique pas sa forte proportion de grenache – 2/3 de sa composition – le futur 2021 de ce cru a été le meilleur prétexte à notre échange, tant le vin convainc par ses qualités dans son état présent. En effet, tout y est pour annoncer une plénitude à venir : allure ample et fraîche, gourmandise du fruit, tanins sapides … Qui plus est, on subodore sa « conformité » à un vin du cru, puisqu’il en a la densité sans la paraître, son grand équilibre permettant de le soustraire à une telle sensation. Ce n’est pas tout, car sa réelle générosité ne s’exprime pas frontalement grâce aux tensions que la fraîcheur suscite au cœur les arômes. Le vigneron m’explique alors le tour de main à l’origine de ce petit miracle. Les millésimes qui le précèdent confirment ce portrait au gré de ce que la nature leur a donnés. Ainsi un 2019 qui ne paraît pas sa richesse naturelle tant le fruit y a de l’éclat, un 2018 qui déploie aujourd’hui avec brio l’éventail de ses qualités, et un 2017 surprenant par sa vitalité dans l’occurrence d’une année chaude.
Orycte 2018
Riche et profond sur la fraîcheur du fruit, le nez fait également preuve de distinction et décline ses senteurs dans des nuances épicées (cumin), d’olive et de fruits noirs.
Une sensation de volume orchestre le profil en bouche et souligne admirablement les contours d’une matière qui se meut avec beaucoup d’élégance. Généreuses et rémanentes, des saveurs exquises (fruits noirs, réglisse) imprègnent jusqu’au rendu de tanins salivants et bien ajustés au rendu d’ensemble.
Clos de l’Escandil 2017
Auteur d’une sève fraîche, un boisé élégant confère par ailleurs de la séduction à des arômes où perce une note florale sur un fond fruité comme de la liqueur de cerise.
Douée d’un toucher raffinée, la bouche déploie une matière harmonieusement agencée d’où émane un filet juteux, puissant et savoureux sur un goût transposant fidèlement les senteurs. Son enveloppe est délicatement tissée d’une trame homogène de tanins veloutés.
Domaine JP Charpentier
La cave de Jean-Philippe Charpentier se trouve juste derrière la mairie de Félines-Minervois, un endroit qui ne paye pas de mine et d’apparence exigüe, mais qu’il a rendu étonnamment efficient pour y élaborer des vins d’une qualité insoupçonnable. C’est là qu’il travaille depuis 2004. Son origine champenoise est indéniable, puisqu’il brandit une bouteille également étiquetée JP Charpentier, du nom de la maison familiale située sur à Verzenay, l’un des Grands Crus de Champagne. C’est plutôt un heureux destin qui l’a amené sur les terres minervoises, où il a constitué à mesure un vignoble dont les sols hétérogènes lui ont donné la chance de pouvoir jongler sur des terroirs très distincts, recélant notamment un rare et précieux filon schisteux. La diversité de ces sources n’est pas pour déplaire au vigneron qui a fait un leitmotiv des difficultés de son métier. Il avoue même un penchant pour la « recherche de la complexité », et il en va ainsi pour la composition des vins et les modes d’élevage qu’il pratique. Il met ainsi à profit cet hétérogénéité en assemblant, entre autres, de la syrah sur schistes, fine et douée d’un minéralité spécifique, avec son alter-ego sur des marnes calcaires, au caractère puissant et opulent.
Le vignoble que Jean-Philippe a constitué compte 15 ha, dont plus de la moitié est classée en cru Livinière, et le tiers exploité comme tel, sous forme deux cuvées. Son implication dans le cru ne l’empêche pas de s’appliquer et même de briller dans les autres catégories. Aussi, avant d’avoir le droit de goûter à l’excellence, je me soumets volontiers à la présentation de ses blancs, où je retiens un vin hautement singulier fait du seul grenache gris, « Les Caillottes ». Toujours dans cette couleur, l’accomplissement de son savoir-faire a pour nom « La Polissonne », une expression fastueuse campée sur de la roussanne, exemplaire de sa belle maîtrise de l’élaboration en fût, en l’occurrence en pièce champenoise*. En AOC Minervois, son rouge « Les 3 cailloux » cristallise dans toute sa vitalité les apports des trois terroirs composant le domaine – schistes, marnes et argilo-calcaires – comme son titre le laisse imaginer, et incarne de manière convaincante la démarche du vigneron dans son principe d’assemblage, hérité des pratiques champenoises.
Derrière son intitulé mutin, La Friponne n’est aucunement pas un vin « canaille » mais bien un Minervois La Livinière dans toute sa classe et sa dimension. La syrah y donne largement le ton tout en formant un duo complice avec le grenache à l’avantage d’un fruit profond et plein de vitalité, dont la définition évoque celui de la cerise noire. La syrah joue également le premier rôle dans L’Intégrale, la cuvée la plus aboutie du domaine, dont le caractère trouve son terreau dans des schistes et des marnes calcaires ; le mourvèdre y étant enrôlé comme figurant. Vinifié et assemblé judicieusement afin de bien marier ses sources, il bénéficie en outre d’un élevage en fûts pour le moins exemplaire, tout aussi soigné que savant, faisant appel à des contenants bien choisis, récents, mais pas neufs, de tailles et de chauffes différentes, précisément en pièce champenoise et en grand fût de 500 litres. Moyennant ce protocole, l’année 2019 a donné ici un vin pétri de qualités, fleurant un fruit chatoyant et faisant délecter une chair tactile à souhait et stimulée par le velours des tanins.
L’Intégrale 2019
Son nez offre le côté plaisir de l’opulence sous la forme d’un fruit étincelant de notes de myrtille et d’épices.
En bouche, c’est le règne d’un très bel équilibre faisant que la matière s’y répartit harmonieusement en gagnant de surcroît un toucher élégant. Résolument puissant tout en étant sapide, le goût s’exprime sur le ton des arômes en plus épicé, tandis que les tanins retiennent par leur velouté.
* La pièce champenoise a un contenu de 205 litres, soit un peu moins que la pièce bourguignonne (228 l) ou la barrique bordelaise (225 l).
Domaine La Combe Blanche – Clos du Causse
Dans village de La Livinière, Guy Vanlancker et son fils Ambroise me donnent rendez-vous devant ce qui fut un garage automobile et qui va désormais être leur cave. Qu’on se rassure, l’endroit a été assaini et aménagé de manière efficiente et normative pour ses nouvelles fonctions. En attendant sa mise en route, nous nous transportons à pied dans l’ancien chai, où m’attend une gamme de vins aussi nombreuse qu’éclectique. Là, je constate que nos vignerons ne rechignent pas à la tâche, car les étiquettes affichent des intitulés dont le déchiffrage témoigne d’un tempérament d’essayiste et d’une vision éclairée du métier.
Qu’il soit en IGP, en AOC Minervois ou en cru, chaque vin est le fruit d’une conception mûrement réfléchie et dénote une grande application dans sa réalisation. Plutôt convaincante, la qualité d’ensemble doit également à une viticulture aux petits rendements, s’agissant même des cuvées réputées modestes. Pour preuve, nos vignerons ont réussi à acclimater non sans succès le tempranillo, cépage d’origine espagnole qui fait la gloire de la Rioja, et le pinot noir, variété bourguignonne par excellence. Quant aux espèces plus proprement languedociennes, c’est le cinsault qui est mis à l’honneur dans pas moins de trois cuvées qu’il façonne entièrement au gré de la vocation de chacune d’elle, ainsi une élaborée sans sulfites ajoutés.
Une gamme aussi étendue hors cru La Livinière pourrait faire croire que le tandem père-fils s’y est peu investi, mais c’est loin d’être le cas, puisque la moitié des 12 ha que compte l’exploitation lui est dédiée et servie par trois cuvées bien distinctes. Originale par sa composition sans cépage véritablement dominant, La Galine réhabilite à juste titre les marginaux du cru : carignan et cinsault. Il en résulte un vin bien nuancé dans ses arômes et particulièrement élégant dans sa forme. Ces traits sont ceux d’un 2017 tout à fait plaisant, auquel on pourrait simplement reprocher la permanence d’une touche boisée.
Issue des parcelles ayant le meilleur potentiel du domaine, La Chandelière le leur rend bien par une expression où la syrah, pourtant prépondérante, forme avec le grenache une belle unité aromatique. Son accent légèrement fumé-toasté signale un séjour en fût, d’ailleurs bien mené, s’agissant d’un 2020 où le boisé affirme logiquement son présence. Sa texture juteuse dénote un profil tout en équilibre, où la concentration fait jeu égal avec la fraîcheur. Paré pour la garde, ce millésime est loin de donner toute sa mesure. Somme toute peu démonstratif, ce vin ambitieux n’est élaboré que les années fastes à son expression, comme ce fut le cas antérieurement en 2016.
Clos du Causse désigne à la fois une vigne située sur la commune de Félines-Minervois, et son produit, annexé à la gamme du domaine. Exposée au nord, avec des rangs de vignes alignés est-ouest, cette parcelle s’avère être une véritable pépite si l’on considère le vin qu’elle engendre. Élevée en préservant son naturel et atypique par une composition très grenache, cette cuvée présente en effet un équilibre sans pareil et une expressivité hors pair. Le 2018, tout comme le 2019, atteste ces qualités, auxquelles on peut ajouter celle d’une texture d’une inénarrable fluidité.
La Galine 2019
Le nez se distingue par un léger boisé toasté qui compose habilement avec le fruit pour composer une élégante partition florale, avant de céder à un registre subtil et éthéré sur des notes de violette, de myrtille et d’olive noire.
Résolument ample, le profil en bouche résulte d’un équilibre suprême, faisant que la matière y glisse onctueusement sur des saveurs intenses, mais nuancées dans leur définition en empruntant aux arômes, tandis que des tanins délicats s’y agrègent à merveille.
Clos du Causse 2018
Rappelant irrésistiblement des fruits secs, comme de la figue ou du raisin, son approche aromatique surprend par sa singularité et le plaisir qu’elle procure, tandis qu’une sève discrètement boisée la souligne de sa distinction.
La plénitude ressentie en bouche traduit un équilibre accompli, l’impression de matière se percevant à travers une magnifique fluidité de texture. Encore peu détaillé, mais d’une riche teneur, le rendu des saveurs s’inscrit cependant dans le raffinement. Magistraux par leur finesse, leur velouté et leur sapidité, les tanins parachèvent son expression.
Domaine Les Combes Cachées
Ce domaine représente l’aboutissement de la passion commune de trois amateurs passionnés, Michel Pousse, Xavier Michelin et François Aumonier, rassemblés autour de l’idée de faire « un vin de copains ». De toute évidence, leur projet a pris un tout autre chemin, celui d’une ambition si bien menée qu’elle leur a valu très rapidement une enviable reconnaissance, dès l’année qui a suivi le début leur activité en 2015. La constitution de leur vignoble fut le premier défi à relever, une tâche où a joué avantageusement la formation de géographe de Michel Pousse. Entre opportunités et recherche de qualité, l’ensemble des vignes ressemble à un patchwork de nombreuses parcelles où l’on retrouve la diversité des reliefs caractérisant l’aire de La Livinière. La variété et le potentiel des terroirs ainsi rassemblés leur ont permis d’honorer dignement la carte du cru, auquel ils consacrent la moitié de leur superficie en vignes, et pas moins de trois cuvées.
C’est dans la cuverie que ma visite commence, au sein d’une cave installée dans l’ancienne distillerie de la coopérative du village de Siran, un bâtiment en pierre dépassant le siècle, mais entièrement rénové. Je déguste ainsi les plus jeunes témoins du crescendo qualitatif du domaine, dont la production s’est donc amorcée avec le millésime 2015. S’écoulant d’une cuve en un mince filet d’un pourpre profond, le vin qui est dans mon verre correspond au futur 2021 de Soleil Rouge, un cru articulé autour de la syrah, mais où les autres composants ont leur part d’influence. L’échantillon en question représente en fait la part de cette cuvée qui sera ensuite assemblée au même vin séjournant en fûts. Au final, la composition sera faite peu ou prou à parts égales. Ce mode d’élaboration a progressivement évolué ces dernières années au détriment de l’élevage en fût de chêne, nos vignerons souhaitant obtenir ainsi une expression plus épurée de leur cuvée emblématique. Ce style s’affirme après le 2018, déjà de belle facture sur ce plan, par ailleurs d’une ampleur saisissante et dont le charme fruité provient d’un cinsault dominant. C’est donc un boisé mieux ajusté qui caractérise un 2019 au tempérament « solaire » et dans lequel la syrah joue un rôle mesuré face à une alliance grenache-carignan-cinsault bien trouvée. Quant au 2020, la pureté du fruit y transparaît davantage, faisant mieux apprécier l’inflexion du style de la cuvée.
Toujours campée sur de la syrah, Les Trois Écus est une autre cuvée en cru, plus conventionnelle pour ainsi dire, car volontairement boisée, mais sans outrance, faisant que l’ensemble flatte les sens par une heureux mariage du fût et du fruit. Ayant évolué favorablement, le 2016 est dans un schéma de vin plaisir, aujourd’hui à point, tandis que son suivant, le 2017 révèle un style plus accompli, avec un fruit davantage en évidence, tandis que la structure y est plus affirmée et permet de mieux le projeter sur l’avenir.
D’une production confidentielle, d’à peine un millier de bouteilles, l’expression la plus ambitieuse en Minervois La Livinière s’intitule Générations et provient de 5 parcelles bien spécifiques par leur sol de grès affleurants. Ce vin joue largement la carte de la syrah et résulte d’une sélection des meilleurs lots en barriques, sa conception relevant de l’idée d’un absolu du cru, un défi relevé avec brio dès le premier de la lignée, pourtant élaboré sans expérience préalable. Axel 2015 est ainsi d’un style « classique », d’un boisé ostensible, un brin chaleureux, mais avant tout délicieux. La maîtrise de cette cuvée apparaît cependant dans le suivant, Elias 2016, dont l’opulence est opportunément tempérée par la fraîcheur qui dynamise sa substance. Yuna est le nom donné au 2017, dont la concentration n’a d’égale que le nerf qui l’anime au profit d’une sensation juteuse, l’appoint de grenache y étant accru et apparemment très opportun.
Soleil Rouge 2018
Il y a de joliesse dans ses arômes faits d’une sève ligneuse d’essence boisée, à laquelle s’ajoutent de subtiles notes de fruits noirs (mûre) et d’olive noire.
Un courant de fraîcheur anime littéralement la bouche, muant en pulpe sa chair abondante et accentuant son aspect salivant. Les saveurs y gagnent aussi de la succulence, tandis que des tanins ronds et savoureux s’accordent parfaitement à son style.
Château La Croix Martelle
Acquis en 2012 par Catherine et Michel Vincent, ce domaine plonge ses racines dans un passé très lointain et sans doute glorieux, ainsi qu’en attestent des ruines d’époque médiévale. Les vignes actuelles situées dans leur environnement perpétuent en quelque sorte la mémoire d’un lieu où elles étaient alors cultivées, à n’en guère douter. Autre fait remarquable, la majeure partie de son vignoble est non seulement classée en cru, mais est exploitée comme tel sous forme de trois cuvées distinctes ; un rosé en AOC Minervois faisant logiquement exception à cette orientation. L’autre parti distinguant le domaine est le choix du grenache comme le fil conducteur des tous les vins, assemblé distinctement avec d’autres cépages en fonction de leur vocation respective. Agréée en bio depuis la naissance du cru, la viticulture y bénéficie de toutes les attentions et se pratique à l’orée d’une abondante végétation de pinède qui égale en superficie celle des vignes.
Ce sont donc trois cuvées qui honorent ici le cru La Livinière, élaborées de manière à mettre le fruit en exergue en s’affranchissant notamment d’un élevage en fût de chêne, hormis pour une part minime de la grande cuvée. Sirus est la plus représentative de la production du domaine, conçue pour être appréciée dès sa jeunesse, grâce à un apport judicieux de cinsault. Déjà offert à nos palais, le 2020 séduit ainsi par son caractère croquant, sa souplesse et une structure peu appuyée. Si son profil joue résolument la fraîcheur et la transparence du fruit, L’Onoriva n’a guère à lui envier en la matière, à la nature du millésime près, s’agissant d’un 2018. Voulu comme un vin un peu plus « sérieux », avec une portion de cinsault plus ténue, celui-ci joue certes une partition liée à son âge et aux conditions de sa naissance, mais l’interprète avec non moins de délice, moyennant davantage d’étoffe et de structure. A l’instar de ses homologues, Belaya résulte d’une composition ayant pour pivot le grenache et la syrah dans une moindre part. Cependant, il s’en distingue par une élaboration plus ambitieuse, mais aussi par un apport de mourvèdre, cépage réputé plus structurant.
Sirus 2020
D’emblée plaisant, le nez est bien expressif sur la fraîcheur du fruit, presque « croquant », avec en exergue un registre de fruits noirs (myrtille) et secondairement d’épices douces (paprika).
La bouche est faite d’une chair souple, élégamment rendue, avec une tendance juteuse. Le goût y est puissant, gourmand tout en s’affirmant sur des épices, et agréablement salivant. Mesurés et fins, les tanins ne se perçoivent qu’à travers la sensation d’une noble astringence.
L’Onoriva 2018
D’une approche veloutée et résolument gourmande, le nez allie à merveille des parfums sauvages (garrigue, lavande) à des notes de fruits frais (cerise noire, myrtille), voire de fruits secs (figue).
D’allure puissante et ramassée, la bouche compense ce caractère à propos par une texture pulpeuse goûtant comme une gerbe de fruit, dont les délices se mêlent à la perception de tanins fins et soyeux.
Château Gourgazaud
Initiateur majeur du cru La Livinière, Roger Piquet a légué à sa descendance un vaste vignoble, mais qui paradoxalement ne produit que peu en cru, du moins en proportion, car il s’agit tout de même d’une dizaine d’hectares. Fait singulier, c’est un lignage féminin qui lui a succédé, ses filles ayant repris le domaine pour le léguer à ses petites-filles qui s’en occupent actuellement. Parmi elles, Mathilde Fossey, en charge de sa direction, me reçoit dans une cave semi-enterrée naturellement fraîche, creusée sous l’esplanade des majestueux bâtiments formant le château et où séjournent les vins en fûts.
La propriété se situe sur la commune de La Livinière, avec des vignes étagées suivant la hiérarchie des appellations où elle produit, celles en cru occupant la partie la plus en éminence. A la mesure de sa superficie, de nombreuses cuvées rendent compte de sa production, les blancs étant largement représentés dans sa gamme, avec le viognier comme variété la plus prisée. Elle concoure ainsi à plusieurs cuvées, façonnant entièrement la bien nommée Le Viognier Historique, issue de vignes parmi les plus anciennes plantées de ce cépage en Languedoc. En rouge, la série « Les Jolies Filles » incarne le cœur de sa production, dont la principale cuvée en Minervois La Livinière, la Cuvée Mélanie, et son escorte, deux vins en AOC Minervois, des expressions stylées pour la convivialité, la Cuvée Mathilde en donnant plus pour sa catégorie.
Il y a de cet air aimable dans la Cuvée Mélanie, un cru dont on peut déjà se délecter sans raisonner sur sa date d’épanouissement, s’agissant d’un 2018. Cuvée-phare du domaine, elle était connue sous le nom de Réserve jusqu’en 2016, un intitulé effectivement moins seyant à son style où la séduction n’attend pas le nombre des années. Pour autant, le vin n’apparaît nullement comme le résultat d’un compromis, loin s’en faut, la riche substance qu’on y ressent et la qualité de sa structure augurant favorablement son potentiel. Faisant la part belle à la syrah, sa composition est ainsi garante de sa longévité, tout comme d’ailleurs le mourvèdre, proverbial dans ce sens et venant en appoint et à parité avec un grenache somme tout minoritaire. Un habile élevage en fût la peaufine avantageusement, sans détourner le fruit de son essence et agissant à l’avantage d’une texture remarquable par sa fluidité.
L’excellence du domaine est dignement honorée par une autre expression en Minervois La Livinière. Véritablement confidentielle, Pater Familias s’inscrit dans une lignée ambitieuse formée d’un blanc hautement singulier – issu de viognier sur sol de schistes – et d’un autre rouge, conçu comme une quintessence de syrah, ainsi que le suggère l’éponyme désignant ce trio d’exception. A contrario de sa cadette, Pater Familias est très majoritairement issue de vieilles vignes de grenache, avec un appoint de mourvèdre. Elle vinifiée directement dans le fût où s’effectue son élevage, une méthode d’élaboration peu conventionnelle appelée « vinification intégrale ». Dans son millésime courant – 2018 – cette technique a eu pour effet de sublimer le fruit en éclat et intensité, dans une définition qui l’apparente à de la cerise au kirsch. Cette sensation d’eau-de-vie est suscitée par une générosité extrême, quoique bien contenue et appelant assurément un temps de garde pour s’assagir.
Cuvée Mélanie 2018
Charmeur et parfumé, le nez séduit par un large éventail de senteurs délicates, où l’on distingue une douceur florale, de l’épice douce (cannelle), un soupçon de boisé, du fruit noir (cassis).
Sur un ton de franchise, la bouche délivre une matière pleine et onctueuse qui s’écoule en un jus littéralement savoureux, dont le goût persiste indéfiniment sur un fruit empruntant son essence aux arômes. Des tanins veloutés ajoutent aux caractères de ce vin plaisir.
Domaine Lignères-Lathenay
Vigneron et coopérateur jusqu’en 2019, Frédéric Lignières se consacre désormais au domaine qu’il a créé en 2017. Depuis, il a réduit sa surface afin de pouvoir travailler à son rythme et avec davantage d’application les 18 ha qui le constituent désormais. Cette superficie restante correspond aux vignes les plus qualitatives, dont la moitié serait d’ailleurs exploitable en cru. Cependant, et c’est là la première singularité du domaine, seul 0,6 ha est revendiquée comme tel ! A n’en guère douter, cela en fait le plus petit producteur indépendant en Minervois La Livinière, qui distingue en plus son produit par une composition unique, très majoritairement axée sur le mourvèdre. En effet, avec pas moins de 80 % de ce cépage, son premier vin élaboré sous ce label incarne une approche du cru véritablement audacieuse, assumée non sans fierté, avec raison, car le résultat est plutôt convaincant.
Avec si petite production en cru, le vigneron consacre toutefois la majeure partie de son activité à ses vins en IGP ou en AOC Minervois. En auteur avisé et consciencieux, il nous gratifie ainsi d’un duo rosé-rouge intitulé par antiphrase L’air de rien pour qualifier un genre sans manières qui cependant n’exclue pas une élaboration soignée. Le rouge 2020 est exemplaire de ce savoir-faire par sa forte identité minervoise, celle d’une nature fraîche, que vient renforcer une accent mentholé. Emma est son autre rouge en Minervois, une expression plus complète de ce beau millésime qu’a été 2020, où néanmoins fraîcheur et gourmandise tiennent bien leur place.
Le privilège de disposer de plants de mourvèdre en pleine vigueur, plantés de surcroît sur des terrasses graveleuses, propices à un bon enracinement, a donc permis au vigneron d’oser la conception d’un cru fondé sur ce cépage. Fruit d’une grande année en Minervois La Livinière, Marcelin 2017 est de la sorte éloquent à plus d’un titre, affichant avant tout un équilibre exceptionnel, introuvable hors ce cépage, et par ailleurs foncièrement gouteux et finement structuré. Cela dit, son insatisfaction par le produit du mourvèdre des années suivantes a contraint Frédéric Lignières à attendre 2020 pour rééditer une cuvée dans la même lignée. Ainsi, dans Marcelin 2020, on retrouve les qualités de son prédécesseur exaltées par la jeunesse du vin, prouvant s’il le fallait le bien-fondé de son parti.
Marcelin 2017
Peu loquace de prime abord, le nez dévoile à mesure un aspect engageant sur une sensation fraîche qu’inspire sa nature séveuse et légèrement réglissée.
En bouche, l’équilibre est confondant et si réussi que la matière semble y flotter avant de faire valoir tout sa dynamique et s’écouler en un courant puissant qu’imprègne un goût réglissé avec toute sa fougue. Captant cette énergie, les tanins laissent en outre apprécier leur couture fine et soyeuse.
Domaine de l’Ostal
Cette propriété incarne l’intérêt pour la région d’une grande figure de Bordeaux, Jean-Michel Cazes, lequel s’y est investi en 2002, portant son choix sur le secteur le plus prisé du Minervois. Les bâtiments du domaine se remarquent de loin, et pour cause ils sont signalés par une haute cheminée, témoin de l’ancienne affectation du lieu : celui d’une tuilerie avec son architecture typique des fabriques du XIXème siècle. Là, Delphine Glangetas, aux commandes du domaine, me gratifie d’une présentation géographique de ses sites viticoles, dont les vertus se situent moins dans le relief tabulaire des terrasses que dans un sol où la présence d’argiles avantage l’expression du fruit, me dit-elle. Autrement, ce sont des marnes et des grès qui caractérisent son terroir classé en cru, représentant en superficie le quart d’un vignoble de 58 ha.
La dégustation du seul vin blanc de L’Ostal m’a d’emblée donné un aperçu du style de ses vins, qui y transparaît même dans cette couleur. En cela, il faut dire qu’il provient de vignes classées en cru. On pourrait qualifier de belle tenue cette griffe qui est évidemment plus notable en rouge, celle caractérisant l’expression de son Minervois en 2019, un blanc séduisant sous tous rapports, avec de l’expressivité, de l’étoffe, et le caractère frais qui le désignerait plus particulièrement comme un modèle pour l’AOC en question.
Le Grand Vin est l’unique cuvée en cru La Livinière, s’agissant d’une expression où la syrah est largement prépondérante, tout en bénéficiant d’apports pertinents d’un trio carignan-grenache-mourvèdre. Aux proportions près, cette composition est récurrente d’un millésime à l’autre, Jean-Charles Cazes, fils de Jean-Michel, veillant en personne à l’accomplissement de l’assemblage final. Afin que je puisse prendre la mesure de son évolution, j’ai eu le privilège d’apprécier une « verticale » des derniers millésimes produits, en d’autres termes une évaluation de son expression de 2015 à 2019. Excepté pour le vin le plus ancien, où les effets de l’élevage perdurent mais sans excès, toutes les autres années témoignent d’un savoir-faire, pour ne pas dire d’une maestria dans l’utilisation du fût de chêne, en l’occurrence des barriques ayant déjà servies dans les châteaux bordelais appartenant à Jean-Michel Cazes. Il ne s’agit donc pas de contenants en bois neuf, et cela mérite d’être souligné dans le contexte du cru.
Un decrescendo temporel m’a ainsi permis de constater combien ce mode d’élevage n’intervenait pas à outrance dans le rendu de chaque vin, favorisant plutôt la fluidité et le raffinement de la matière. Ainsi dans le Grand Vin 2019, où l’année a favorisé l’opulence, ce caractère ne s’y ressent pas à outrance et filtre opportunément à travers une matière onctueuse, signe d’un équilibre réussi dans son contexte. En passant au 2018, on est d’emblée séduit par les senteurs fraîches nées d’un millésime moins généreux, puis conquis par la dynamique d’un texture qui qualifie pleinement sa grande expressivité. Si le boisé transparaît à travers ses nuances, cela est moins le cas dans le 2017, produit d’une année particulièrement chaude dont les incidences se perçoivent dans son caractère aromatique « vibrant », sa générosité et sa nature structurée. Pour autant, un filet de fraîcheur perce à travers son expression et favorise d’autant son appréciation.
« Vinifié à quatre mains », ainsi que Delphine le caractérise humblement, le 2016 résulte en effet d’une œuvre conjointe avec son prédécesseur à la fonction qu’elle occupe depuis. Il s’agit du reflet d’une année propice au cru, plutôt chaude, qui s’épanouit sur un accent suave de garrigue, appréciable témoin d’un heureuse fusion de ses constituants, et doué d’un équilibre sur l’ampleur. Doublée d’une trame de fraîcheur, cette dernière qualité donne du relief à un 2015 qui apparaît néanmoins suranné comparativement à ses successeurs, à cause d’un boisé « ancienne école » encore résiduel dans son rendu. Depuis ce millésime, une page a désormais été tournée à l’Ostal, cela au bénéfice du cru La Livinière dans sa plus belle identité.
Grand Vin 2018
Le nez dispense une sève fraîche et mentholée comme l’un des indices d’un boisé de choix, qui ne sacrifie pas un fruit de nature vivace, fleurant des fruits noirs mêlés d’une note musquée.
Une grande vitalité anime la bouche et lui procure d’heureux effets, faisant que sa matière se palpe à merveille et déploie ainsi toutes ses facettes. Un intense goût épicé caractérise un fruit encore sous l’influence du bois. Sa jeunesse se traduit également par une astringence modérée des tanins, au demeurant salivants et bien peaufinés.
Domaine L’Oustal Blanc
En 2015, Isabel Cardoso-Fonquerle a repris en main ce domaine qu’elle avait créé en 2002 avec Claude Fonquerle, aujourd’hui retiré pour des raisons de santé. Sa constitution s’est faite sous le signe de l’ambition, à commencer par une exploitation quasi exclusive de vieilles vignes, de manière à privilégier les cépages plus typiquement languedocien, la syrah étant seule concession à ce choix cultural. Fruit d’acquisitions distinctes et successives, cet encépagement très sélectif a eu pour conséquence immanquable un vignoble morcelé. Bien que situé sur la seule commune de La Livinière, il reflète en cela les différences de sols de son territoire, ce qui n’est pas un moindre atout sur le plan de la complexité des vins. Dans une même considération qualitative, l’âge élevé d’une forte majorité des vignes fait qu’elles accusent de faibles rendements naturels ; leur taille traditionnelle en gobelet ajoute à cet avantage. L’assise d’un vignoble ainsi conçu prend tout sa dimension depuis que l’agriculture biologique y est pratiquée, doublée par surcroît d’emprunts à la biodynamie. La superficie modéré du domaine fait qu’Isabel y accomplit elle-même pratiquement toutes les tâches, avec une conduite peu mécanisée et un travail des sols où les interventions sont minimisées, notamment par l’entretien d’un enherbement permanent autour des vignes.
C’est en suivant le sillon tracé par un vigneron aguerri et perfectionniste qu’Isabel a appris son métier, l’assumant à son tour avec une heureuse témérité. En cave, elle poursuit l’œuvre de son mentor en perpétuant la qualité et le style des vins qui ont fondé la réputation du domaine. En cela, elle est restée fidèle à l’exigence attachée à leur conception, sans varier les modes d’élaboration qui leur ont valu une telle estime. Pour autant, sa touche personnelle s’affirme peu à peu à travers de subtiles inflexions dans leur rendu au profit d’un caractère moins plantureux.
Le choix d’exploiter des cépages typiquement locaux trouve son aboutissement dans des expressions conçues en marge des règlementations d’usage. C’est donc en Vin de France qu’Isabel élabore un blanc campé sur du grenache gris et vinifié à la bourguignonne, de manière à sublimer son essence. Nommée Naïck, cette cuvée comprend en outre une touche de maccabeu, variété un peu perdue de vue aujourd’hui. En rouge, il revient à la cuvée K de faire la part belle au carignan, son unique composant, privilégiant dès lors sa nature fruitée et par conséquent son côté plaisir. En AOC Minervois, la préférence est donnée au grenache, qui prédomine nettement sur la syrah par le truchement de Giocoso, un rouge puissant et étoffé mais aimable sur le fond, dont l’allure en fait un digne cadet de Prima Donna, la cuvée en cru La Livinière. Cette dernière consacre la parité des deux cépages à une fin voluptueuse où cependant l’expressivité garde des intervalles consonants pour sa pleine appréciation.
Prima Donna 2019
Un nez d’une profondeur remarquable doublée d’une sensation voluptueuse de haute maturité signe d’emblée une expression hédoniste, faite de sensations intenses et pures d’un fruit mariant mûre et myrtille.
En bouche, l’impression de volume déleste à merveille l’effet de matière, confère de la vivacité à sa texture et du velouté à des saveurs délicieuses, très fidèles aux senteurs. L’ensemble est souligné par une structure d’un grain tendre.
Domaine Piccinini
Au cœur du village de La Livinière, Jean-Christophe Piccinini m’attend devant sa cave puis, contre toute attente, me conduit sur ses sommets pour me montrer ses vignes, non pas en cru, mais celles qui ont été le fruit d’une initiative communale pour valoriser ses paysages. Cette éminence, où la vue est imprenable sur l’ensemble du Petit Causse, est appelé à juste titre Bellevue et ne bénéficie encore d’aucune reconnaissance, pas même en IGP. En me faisant visiter ce territoire gagné récemment sur une nature en friche, le vigneron m’a donné l’impression d’être pas peu fier d’avoir une nouvelle corde à son arc, lui dont le père, Maurice Piccinini, a été l’un des initiateurs de l’AOC Minervois La Livinière. Ainsi, après lui avoir emboîté le pas en reprenant le domaine familial, Jean-Christophe s’est montré à son tour entreprenant et novateur à sa manière en s’investissant sur cette terra incognita.
Parmi les autres défis qu’il s’est lancé, celui d’exploiter des cépages en marge de l’usage commun n’est pas le moindre, s’agissant notamment du cabernet franc, unique ingrédient d’Helius Pietri, un rouge en IGP particulièrement alerte. Côté cru La Livinière, c’est l’indomptable mourvèdre qui a sa faveur pour élaborer une cuvée paradoxalement facile d’approche. Plus généralement, son tempérament de franc-tireur s’exprime de manière éloquente dans le style de ses rouges, où prime un équilibre sur la fraîcheur ou, pour le dire plus simplement, le souci de faire des vins digestes. Là aussi, grâce aux libertés qu’il peut s’octroyer en les élaborant, ses cuvées en IGP donnent le ton, et à ce titre celui signé Pietra Bianca.
A l’instar d’une majorité de domaines, ses vignes exploitées en cru restent marginales en surface, cependant, elles sont situées sur les secteurs les plus en altitude, enclins en l’occurrence à contribuer au style fougueux que notre vigneron affectionne pour ses rouges. Malgré les contraintes liées à la conception des vins en cru, il parvient à leur insuffler ce caractère, plutôt brillamment dans la cuvée Line et Laetitia, aidé en cela par le mourvèdre. Il en résulte un vin dénué de toute sensation pondérale et dont l’allure enlevé détonne dans le concert de l’appellation. En tout cas, tel se ressent le 2019, atypique par sa dynamique dans une année où la générosité a marqué de son sceau bien des expressions. Son autre vin en cru, Clos Angély, n’est guère plus orthodoxe dans son rendu, se distinguant de ses semblables par une expressivité enjouée, tout à l’avantage de sa buvabilité.
Cuvée Line et Laetitia 2020
D’emblée frais et croquant, son abord aromatique souligne plaisamment la jeunesse du fruit, sur un registre de fruits rouges, typiquement de cerise, mâtiné d’une note plus crémée.
Ronde et d’une chair souple, la bouche continue de plaire par un fond savoureux, reconduisant le registre nerveux des senteurs, et se conclue par des tanins tendres, seyants à son caractère.
Clos Angély 2019
L’approche aromatique est veloutée, une impression que renforce la gourmandise d’un joli fruit (mûre-myrtille), auquel s’ajoute une touche épicée (curcuma).
En bouche, une nette sensation de fraîcheur donne le ton en faisant ondoyer la matière et en la muant en une texture juteuse. Son goût riche et épicé bénéficie de cette influence et gagne de l’agrément. Ce tableau épicurien est couronné de tanins appréciables pour leur fin soyeux et leur sapidité.
Château Sainte-Eulalie
Pour accéder à Château Sainte-Eulalie depuis le village de La Livinière, il faut emprunter la route qui monte vers Ferrals-les-Montagnes, puis la quitter pour un petit chemin de terre entouré de pins et de garrigue. A cette nature spontanée succède l’alignement bien ordonné des vignes du domaine, qui préfigure en quelque sorte la belle tenue, pour ne pas dire l’élégance incarnée par ses vins. Installés en 1996, Isabelle et Laurent Coustal ont été sensibles à la quiétude que l’endroit inspire, mais pas seulement, car le terroir est ici très typé par le calcaire qui y abonde en parsemant les vignes d’émergences caillouteuses. Malgré une apparence aride, ces sols dits basiques ou alcalins sont propices à procurer de l’acidité aux vins qu’ils engendrent. Ce qui est bien le cas ici où cette roche les modèle avantageusement au bénéfice de leur équilibre et de leur fraîcheur, des qualités auxquelles s’ajoute l’expressivité consécutive à une maturité tardive des raisins à l’endroit du domaine.
A Sainte-Eulalie, le cru La Livinière est particulièrement choyé, puisque près de la moitié de ses 33 ha en vignes est consacrée à La Cantilène, de ce fait sa cuvée emblématique. La syrah domine sa composition, à parité avec une proportion formée de grenache et de carignan. Accompagnant la reconnaissance du cru, elle est produite depuis 1997 suivant un mode d’élaboration où l’élevage en fût est primordial. Conduit avec beaucoup de discernement, cet affinage dans le bois est pour beaucoup dans l’épanouissement de sa texture, muant sa matière en un appréciable filet juteux, et procurant incidemment de la complexité au fruit et du soyeux à sa structure. Tel se livre un tout jeune 2019. Ainsi que j’ai pu l’apprécier à travers plusieurs millésimes, La Cantilène obéit foncièrement à ce phrasé avec, comme il se doit, les variations inhérentes à son âge et au caractère de chaque année. A l’avantage de sa forte identité, peu changements techniques ont été opérés au fil du temps. Fraîcheur de constitution, flaveurs vibrantes et tanins fins rassemblent dès lors des millésimes aussi distants que 2001 et 2019, et entre lesquels un 2008 et un 2013 se distinguent par de mêmes qualités.
Rebaptisé Bellezour Anima – l’âme encore plus belle – l’ex- Grand Vin est son autre cuvée en Minervois La Livinière, singulière à plus d’un titre. Produite en faible quantité, elle est issue des plus vieilles vignes de chaque cépage qui la compose, dont des carignans plus que centenaires, puisque plantés en 1910. Ainsi, les grenaches dépassent les trois-quarts de siècle et les syrahs sont peu ou prou cinquantenaires. Très originale, sa conception est probablement unique sur le cru, à savoir qu’elle résulte d’un élevage en cuve très écourté au profit d’un long séjour en bouteille, jusqu’à satisfaire la période exigée avant sa commercialisation. Apprécié à l’aube de son évolution et encore peu disert, son 2020 dévoile un style bien distinct de celui de La Cantilène, avec des qualités de corps distinctes et encore accrus, exprimées de surcroît dans toute leur intégrité. En cela, le faible rendement et l’essence de vignes globalement très âgées fondent sa richesse de sève et sa finesse de texture. Malgré l’absence de contenants censés le peaufiner, il n’est en rien perçu comme une matière brute, l’élégance et le naturel s’y alliant avec bonheur.
Bellezour Anima 2020
Dans un concert de distinction, le nez exprime une fraîcheur de sève qui se détaille en senteurs subtiles d’épices douces, de violette et d’olive noire.
Profilée tout en amplitude, la bouche voit sa fine matière s’écouler en méandres juteuses d’où émanent des saveurs intenses dans l’ordre des arômes, sur un accent légèrement réglissé. Soyeux et délicats, les tanins concourent à l’harmonie d’ensemble.
La Cantilène 2019
Bien expressif, le nez diffuse une large variations de senteurs harmonisées et sans cesse renouvelées, assimilables à de l’épice douce, du noyau d’olive, de la pâte de fruit, une douceur florale …
Ample et fine de corps, la bouche est au surplus servie par une texture tout en relief et d’un toucher raffiné. Ce cadre avantage l’expression d’un fruit intense dont l’agrément inspire de la suavité et résulte d’un mariage accompli des arômes qui s’y transposent. Des tanins discrets couronnent à merveille ce bien beau tableau.
Je tiens à remercier le syndicat de l’AOC Minervois La Livinière, et en particulier Virginie Gouxette-Blasco, pour l’ensemble de son action au service de cette publication.
Crédit photos : Ludo Charles, Audrey Rouanet, Pays Haut-Languedoc et Vignobles, Les Combes Cachées
L’auteur de l’article :
Diplômé en histoire de l’art, Mohamed Boudellal est journaliste et consultant en vins. Il a écrit pour la presse spécialisée, principalement pour la Revue du Vin de France et d’autres titres comme L’Amateur de Bordeaux, Gault & Millau et Terre de Vins. Co-auteur dans l’édition 2016 du « Grand Larousse du Vin ». |
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