Domaine La Rune en Corbières
Situé près du village de Talairan, sur la route menant à Lagrasse et sa célèbre abbaye, le Domaine La Rune doit sa création à Xavier et Dominique Rémon. Partis avec des moyens modestes en 2001, ils ont progressivement mis en valeur un vignoble qui se révèle être aujourd’hui sur un magnifique terroir, susceptible de donner un vin de la trempe d’Elyud, stupéfiant par une teneur aussi riche qu’équilibrée, cela avec quasiment le seul grenache comme ressource. Cette cuvée d’exception apparaît comme le point d’orgue d’une gamme de vins très originale, dont le fil conducteur est le vocabulaire runique, en usage dans les anciennes cultures nordiques(1). Fruits d’une conception artisanale du métier, ainsi que nos vignerons le revendiquent à juste titre, ces vins-là enchantent le palais par leur personnalité et un naturel qui n’exclut ni l’élégance ni la notion de plaisir. Le grand mérite de ce domaine aura d’avoir révélé un secteur des Corbières où rien d’aussi remarquable n’avait été produit jusqu’à présent.
Ici, l’histoire du « bon » vin est donc en train de s’écrire et un second chapitre s’annonce déjà, incarnée par la venue au domaine de leur fils Manuel, pleinement vigneron de La Rune depuis 2014. Sur un terrain qu’il connaissait déjà, il a stimulé de nouveaux engagements pour une viticulture encore plus consciencieuse et orienté le style des vins vers davantage de justesse. En plus, il s’affirme sur les destinées du domaine en prônant volontiers l’usage du cinsault, une variété porteuse ici de grandes promesses, sans parler de son adaptation aux inéluctables évolutions climatiques.
Un terroir insoupçonné
En se rendant au domaine depuis Narbonne, on parcourt immanquablement le vignoble des Corbières, en côtoyant d’abord les vignes à l’ombre du massif de Fontfroide, puis celles du secteur réputé de Boutenac. On quitte ensuite cette forme de plaine où la vigne est omniprésente pour accéder à un paysage moins uniforme et plus en relief. C’est sur ces hauteurs que se situent les 39 parcelles formant les 23 ha du domaine La Rune, disséminées entre garrigues et pinèdes. Cet environnement typiquement méditerranéen n’est pas étranger aux vertus d’un terroir dont une délimitation avait été proposée à la fin des années 80, dans le projet d’en faire un cru avant l’heure, sous le nom de Corbières Saint-Victor. Depuis, on en est resté qu’à l’idée d’un vague concept des Hautes Corbières. Pour les atouts fondamentaux de l’endroit, laissons aux géologues le soin d’épiloguer sur ses sous-sols et retenons surtout sa nature foncièrement calcaire, avec localement des sols très variés, allant de textures friables jusqu’à des tapis densément caillouteux. Là, les cépages dits méditerranéens trouvent leur aise, réagissant au gré des expositions et des terrains qui les portent, formant alors un écheveau complexe où chaque vin puise sa singularité.
Engagements et convictions
Une éthique artisanale guide la démarche de La Rune et encadre son mode d’exploitation. Elle prévaut dans toutes les tâches et compose avec la mécanisation nécessaire dans la conduite des vignes. D’ailleurs, la plupart des travaux s’effectuent à la main, y compris évidemment les vendanges. Adoptée en 2015, la culture biologique est en voie de certification et donnera davantage de sens à une approche respectueuse du terroir, faisant déjà que les vinifications s’opèrent sans recourir à des levures exogènes. Actuellement, une grande attention est portée à l’usage du soufre, afin de minimiser sa présence dans le produit final. Et il n’est pas exclu qu’un vin élaboré sans ajout de soufre voit bientôt le jour.
Vins et symboles
Le cœur de la production du domaine est constitué de cuvées dont les noms ont été puisés dans le vocabulaire runique. Chacun de ces noms a donc une signification propre, et il est intéressant de rapprocher cette acception des traits déterminant le style de chaque vin. Ainsi, Wunjo, rune synonyme de joie, de plaisir, identifierait parfaitement le caractère de ce rouge de pur cinsault, qui, dans le millésime 2016, met en exergue la jeunesse et le charme d’un fruit d’essence florale dans un corps souple et glissant à souhait, invitant à le déguster dès à présent. D’une expression moins immédiate, la cuvée Perthro est baptisée à bon escient puisque le symbole runique qui lui est attaché représente le destin, en l’occurrence son avenir. Associant les cépages les plus usités dans les Corbières (grenache, syrah et carignan), Perthro 2015 laisse effectivement deviner son potentiel. Discret au nez, il est plus loquace en bouche, sur un fruit épicé plein de distinction, lequel imprègne une matière étoffée, élégante et garnie de tanins soyeux. Symbole de mutation, de transformation, le vocable Berkano trouverait son pendant dans un rouge épanoui, comme ce 2012, un assemblage sensiblement dominé par la syrah et qui a gagné avec le temps une séduisante expressivité. Campé sur un registre aromatique très odorant, il déploie une texture ample, fraîche, savoureuse et d’une rare persistance. En outre, des tanins résiduels lui assurent un supplément de longévité.
Autres vins et douceurs
Outre les vins « runiques » et leur forte spécificité, le domaine élabore une ligne de vins génériques dans les trois couleurs, désignés par leur éponyme, une manière élégante de désigner des expressions sans autre prétention que celle de plaire à un large éventail d’amateurs. Cela dit, malgré une conception en accord avec son humble vocation, ce trio – Le Rouge, Le Blanc et Le Rosé – m’a fait l’effet d’une bonne surprise comparativement à ce qui est attendu dans sa catégorie.
Né d’un heureux concours de circonstances, la cuvée Elyud possède un statut à part dans la gamme, faisant que son intitulé se réfère à un tout autre univers, celui de l’écrivain languedocien Joseph Delteil. C’est le caractère exceptionnel des fruits d’une vigne de grenache qui a suscité sa création en 2011. Cela lui a d’ailleurs valu un traitement à part, à savoir une vinification en fûts anciens, suivie d’un long élevage dans les mêmes contenants. C’est ce qu’on appelle une vinification intégrale. Rééditée en 2015, cette cuvée est depuis élaborée chaque année suivant le même principe, le plus à même de tirer la quintessence de ce lieu-dit providentiel qui a pour nom L’Escabot.
Le savoir-faire de nos vignerons ne s’arrête pas à des vins canoniques et s’étend à leur marge au profit de créations plus apéritives. A base de vin, ils élaborent ainsi une cartagène, un vin de liqueur dont j’ai eu la possibilité d’apprécier l’achèvement lors d’une évaluation exhaustive de cette spécialité typiquement languedocienne(2). Leur Secret Murmuré n’est pas en reste sur un plan épicurien, s’agissant d’un vin obtenu à partir de raisins surmûris, dont la fermentation, effectuée partiellement, a permis le développement d’une substance douce et moelleuse, aux nuances exquises.
(1) Les runes désignent les caractères d’un système d’écriture en usage dans les langues anciennes de l’Europe septentrionale. Ils véhiculent également un sens symbolique, à valeur spirituelle ou ésotérique.
(2) Voir l’article que j’avais consacré à la cartagène, paru dans La Feuille de Vigne : Le retour de la cartagène, un délice languedocien.
Vins en AOC Corbières de 7,30 € à 23 €. Prix détaillés et autres renseignements sur le site www.domainelarune.com
L’auteur de l’article : Diplômé en histoire de l’art, Mohamed Boudellal est journaliste et consultant en vins. Il a écrit pour la presse spécialisée, principalement pour la Revue du Vin de France, et d’autres titres comme L’Amateur de Bordeaux, Gault & Millau et Terre de Vins. Co-auteur dans l’édition 2016 du « Grand Larousse du Vin », il est actuellement collaborateur au magazine en ligne La Feuille de Vigne. |
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